lundi 13 septembre 2010

Vendredi 6 août

Ce jour, ça fait un bout de temps que j'y pense. Synonyme de retour, d'accomplissement, de départ aussi. Mélange confus de joie et de tristesse.
Je suis partie tôt avec rien dans le ventre, Tomas, le colocataire de Chip, m'a accompagnée à l'aéroport. Dormi deux heures, incapable de fermer les yeux, pliée en douze dans le canapé mou comme un gâteau à la crème. Depuis, je suis comme un zombie. Rien dans la tête, rien dans les pattes, au radar.
Je suis à Los Angeles, et j'observe avec dégout le spectacle de ces quatre adolescents français qui doivent avoir mon âge, bronzés, vautrés sur les fauteuils et d'une négligence vestimentaire très cultivée, Ray-Bans et mèches copiées-collées, enchainant les vacuités entrecoupées de « ouais, grave, tsé. » Chacun ici se conduit, ou plutôt ne se conduit pas, avec un égoïsme fini, comme cette Californienne qui passe coup de fil sur coup de fil à tous ses amis, comme ces gens qui font déjà la queue pour monter dans l'avion avant tout le monde, et chacun pue la prétention, avec son chapeau savamment incliné, ses petits jeux pour l'avion, ses sacs assortis, ses magazines people. Tijuana va vraiment me manquer.
Maintenant, c'est un nouveau grand défi qui s'offre à moi : trouver comment partager toutes mes découvertes. Parce que si je ne partage pas ce que j'ai appris, à quoi servira ce voyage ? J'ai la conviction que, si je ne peux pas trouver seule des pistes pour traiter le problème de la frontière, ce que j'ai appris nous sera tout de même utile. Ne serait-ce que pour prendre exemple sur ces héros qui vivent de l'autre côté de la ligne Nord-Sud, nous remettre en question, peut-être prendre la décision de vivre plus modestement. Je crois que l'une des choses les plus importantes que j'ai apprises à Tijuana, c'est d'abord le sens de l'hospitalité, mais aussi à être attentive aux autres. C'est quelque chose dont la société française, par exemple, me semble avoir besoin. Je ne peux surement pas changer le monde seule, mais je peux décider, pour commencer, de changer mon entourage.
J'aimerais pour terminer remercier de tout mon cœur tous ceux qui travaillent et ont travaillé à l'élaboration de Zellidja. Tous vos effort nous permettent de cultiver en nous, et de ramener avec nous, ce qui est le plus précieux. Et surtout, vous nous offrez de le partager.

dimanche 12 septembre 2010

Jeudi 5 août

Je me lève tôt, prépare le petit déjeuner pour tout le monde - oeufs et frijoles - , fais mes adieux à Don Berna et Doña Hilda, leur offre à chacun une petite peinture de la Casa, dis au revoir à Brenda, empoigne mon sac à dos et rejoins Julio qui est venu me chercher. On s'arrête manger une quesadilla – juste pour goûter. Curieusement, quitter la Casa n'est pas si triste, peut-être parce que j'ai la perspective de passer une chouette journée avec Julio, et que je suis sure d'y revenir un jour. Nous retournons joyeusement au canal, au son de Should I stay or should I go, de Clash. C'est tellement en contexte.
Nous traversons de nouveau la trois-voies, en sortons encore miraculeusement indemnes. Chiquita, la petite chienne-serpillère, aboie et remue la queue en nous voyant arriver : elle nous a reconnus. Les compagnons qui vivent ici ont trouvé un collier de femme en plastique blanc et argenté, et lui ont mis autour du cou. Pas peu fière, la Chiquita. Le petit chat est là aussi, et vient se vautrer entre mes jambes, fidèle aux habitudes, là où il y a de l'ombre.
Santos est content de nous revoir, et pour moi aussi c'est un grand plaisir de pouvoir revenir prendre de ses nouvelles. Il n'y a plus de travail pour lui dans le restaurant où il faisait la plonge, alors il va partir à Valle de Guadalupe pour voir si on a besoin de bras pour les vendanges. Un nouvel arrivant va l'accompagner, il dit qu'il est un ancien pratiquant de la lucha libre, son nom de scène, c'est Dragon Rojo.
Je vais un peu plus loin pour faire un dessin du canal. La lumière est splendide, elle donne une magnifique ambiance de fraicheur et de propreté en faisant jouer les reflets bleus de l'eau stagnante. Quand je le montre à Julio, ses yeux brillent et il me dit : « me gusta mucho », tout doucement, avec un sourire ému. Le luchador me fait un dessin au stylo bic sur un bout de carton : deux palmiers, une rose géante, une croix qui rayonne, des oiseaux. Nous prenons congé. C'était tellement bon de retourner au canal. Exactement ce dont j'avais besoin.
Et puis il est temps de partir. Julio m'accompagne jusqu'à la frontière. Enorme abrazo. Me voilà seule.
Passeport en main, complètement perdue, je marche vers les États-Unis. Je quitte Tijuana, ses migrants, passeport en règle à la main. Traitresse.
Le douanier examine mon passeport et commence à me parler de son expérience dans l'armée française, d'un air guilleret. Il ne sait pas ce que ça signifie pour moi, de passer la frontière. Je suis en miettes.
Me voilà de l'autre côté. Tout ce qui suit est insignifiant. Le tramway rouge qui m'éloigne de Tijuana, l'anglais qui s'impose petit à petit, la propreté aussi, quel ennui, et personne pour croiser mon regard ou répondre à mes sourires, et le chauffeur de bus qui se fiche royalement de savoir que je n'ai pas de monnaie pour acheter mon ticket et qui m'envoie balader en mâchant ses mots. Arriver en retard chez Chip, le couchsurfeur qui doit m'héberger, et ne pas m'entendre spécialement bien avec lui. Réaliser que les conversations du type : « où as-tu vécu, où es-tu allé et qu'est-ce que tu écoutes comme musique » ne m'intéressent plus.
J'ai avec Chip une courte conversation qui me fout en l'air. Chip qui dit que l'on a fait beaucoup trop de cas de la loi sur l'immigration clandestine en Arizona, qui ne voit pas pourquoi des Mexicains pourraient venir vivre aux Etats-Unis si lui ne peut pas aller vivre où il veut, qui râle parce que les Mexicains essaient de passer pour gagner plus d'argent, et qui ajoute que de toute façon, aucun pays ne peut complètement ouvrir ses portes, et qu'il serait temps que les candidats à l'immigration réalisent cela.
Malheureusement, si c'est ce qu'il attendait de moi, je n'ai pas trouvé de solution toute prête – micro-ondable au problème de l'immigration clandestine. Mais un peu de respect pour ceux qui prennent ces énormes risques ne serait pas de trop, surtout de la part de celui qui a une maison à trois étages et un home cinéma du bon côté de la frontière. Je crois qu'il va me falloir préparer de solides argumentaires illustrés pour défendre ça, là-bas en France.

samedi 11 septembre 2010

Mercredi 4 aout

Ça sent la fin. Je passe la matinée à écrire les jours de retard dans mon carnet de route (histoire d'avoir enfin la conscience en paix), et à faire mon sac. Ce qui me prend des plombes, vu que j'ai éparpillé l'intégralité de son contenu dans la chambre. Je planque mes tamarindos tout au fond, en espérant que les douaniers ne fouillent pas. Je trie mes chaussettes, des plus sales au moins sales, un peu honteuse mais avec trois paires, ça devait arriver. Je cale mes livres tant bien que mal. Je repartirai avec Cent ans de solitude et un dictionnaire de l'espagnol familier offert par Lynn.
Je fais mes adieux à Cathie, Lynn, lui, fait la sieste et je n'ose pas le réveiller. C'était une chance de pendue de pouvoir les rencontrer. Lynn et Cathie ont pris part aux grandes causes de leur époque, en soutenant les Sandinistes, en dénonçant les crimes commis par Reagan et son gouvernement. Ce n'est pas tous les jours que l'on rencontre d'anciens communistes étasuniens, dans un pays où seul le mot semble tabou. Ils ont soutenu les Zapatistes au début du mouvement, en apportant clandestinement des médicaments aux villages isolés. Le tout avec beaucoup de détachement, comme il se doit, sans prendre la politique très au sérieux.
Dans le bus, je revois le joueur de jarana à qui j'avais parlé hier. Il joue divinement, tâchant de couvrir le bruit assourdissant du bus. Gabriel me parle de son groupe de musiciens de Veracruz et de leurs projets, et je crois que je pourrais les mettre en contact avec quelques personnes qui seraient intéressantes pour lui. C'est fou de se dire que moi, l'étrangère, je peux maintenant filer des tuyaux aux habitants.
Quand j'arrive à la Casa, il y a foule. Un, deux, trois...Six garçons taciturnes ! Je me surprends à ne pas trouver la force de leur parler. Il faut dire que chaque tentative se solde par un soupir ou un haussement d'épaules, car je ne comprends pas un mot de ce qu'ils racontent. Ce doit être l'accent de Veracruz mélangé à l'accent rural mélangé à l'accent jeune qui donnent une pâte verbale inarticulée qui ressemble plus à du tchèque sans les consonnes qu'à une langue connue. Alors, je hoche la tête en faisant : hmm hmm, et en espérant qu'ils n'aient pas posé une question.

vendredi 10 septembre 2010

Mardi 3 août

Arturo arrive, je lui offre un pan dulce, et m'attends à ce qu'on aille tout de suite à la Casa de los Pobres. Ah, oui, la Casa de los Pobres, se souvient-il. J'ai une mauvaise nouvelles, ils sont en vacances. Il n'aurait quand même pas l'intention de m'infliger un rendez-vous galant ? Quand je lui demande s'il n'existe pas une institution similaire dans le coin, il me parle de la Casa Padre Chavo, qui selon lui est fermée aujourd'hui. Je lui propose d'aller tout de même à la Casa de los Pobres, juste pour voir à quoi ça ressemble. Gêné, Arturo. On grimpe la colline jusque là-bas, et ils sont effectivement en « vacances » - il s'agit plutôt d'un nettoyage de fond en comble. Je rencontre une Mère et une Sœur qui travaillent ici. Discussion complètement impromptue, elles m'expliquent le fonctionnement de la Casa qui propose un repas par jour à tous ceux qui viennent le demander. La Casa offre aussi une assistance médicale et spirituelle, des cours de catéchisme, une aide sociale, juridique et administrative, des vêtements, des meubles, des bourses d'études pour les enfants de la primaire à la prépa. Puis, la Sœur me fait visiter les locaux. Tout est très bien organisé, lumineux, authentique, accueillant. Selon elle, l'avoine que servent les cuisinières est la meilleure du monde, et elle est célèbre à Tijuana. Ce que me confirme Arturo un peu plus tard.
C'est beau de voir qu'il y a des gens assez courageux pour dédier leur vie à aider ceux qui en ont besoin. La Sœur est d'une humilité déconcertante, d'une sobriété et d'une gaieté exemplaires. Lorsque je la félicite pour son travail, elle me dit que tout ceci n'est que l'œuvre de Dieu.
Je prends congé en me disant que j'adorerais être volontaire ici, et rejoins Arturo. Nous allons nous balader dans le centre de la ville. Il m'emmène dans un coin un peu craignos de Tijuana, lieu privilégié pour les touristes qui viennent chercher ici un peu de plaisir et de consolation, soit dans des night-clubs, soit auprès des filles et de leurs talons vertigineux en plastique transparent. Ce serait tellement génial de parler avec l'une d'entre-elles, mais je n'ai pas le cran d'engager la conversation. Les macs ne doivent pas être bien loin, et puis après tout, elles sont en train de travailler.
Je ne sais plus très bien ce que nous faisons ici, et à mesure que nous nous enfonçons dans le quartier rouge, Arturo commence à montrer un vif intérêt, à me dire qu'il aimerait bien avoir mon carnet de croquis en souvenir (ben voyons), puis il me regarde et me dit qu'il va me voler, qu'il va me garder pour ne pas que je parte. Cauchemar. Demi-tour. Je ris jaune, tâche de répondre avec un peu de détachement, mais ce genre de petites plaisanteries ne me fait vraiment pas rire. Il me raccompagne jusqu'à mon bus, et lorsque nous attendons de traverser, il me dit qu'il y a quelque chose qu'il aimerait savoir, tu sais ce que c'est ? Non, je réponds, catégoriquement, en regardant ailleurs. « Comment embrasse une Française. » Au secours, sortez-moi de là. Je lui réponds tant bien que mal que ce n'est pas vraiment le genre de relations qui m'intéresse. Ça commence à bien se faire, tous ces types qui se font des idées, ils m'épuisent.
Dans la soirée, j'ai une longue discussion avec Cathie. C'est un tel plaisir de parler avec elle, elle a tellement d'anecdotes hilarantes, comme le jour où ils étaient avec un groupe d'activistes pour aller visiter les locaux de la Border Patrol, et où Lynn n'a pas pu rentrer pour une raison encore inconnue. Alors, il les a nargués toute l'après midi; « a-ha, juste moi ! Juste moi ! », fier comme un bar-tabac. Ou encore cette manifestation à laquelle participait un groupe d'anarchistes, qui, conformément à leurs principes, refusaient de suivre le mouvement et zigzaguaient de droite à gauche.

jeudi 9 septembre 2010

Lundi 2 août

Lynn et Cathie, qui sont en contact avec pas mal de communautés indigènes, me proposent de les accompagner à un temascal, ou sweat lodge en anglais. Il s'agit de cette cérémonie de purification où tout le monde s'assoit sous un temascal, sorte de tente avec une armature de bois en hémisphère sur laquelle on dispose des couvertures. Au centre du temascal, il y a un trou dans lequel on dépose des abuelitas, qui sont des pierres volcaniques chauffées, dégageant une forte chaleur. Le guide de la cérémonie ferme alors la porte, et verse de l'eau avec de la sauge et des baies fraiches sur les pierres. Le but est de transpirer, pour se purifier le corps et l'esprit. Je dis à Lynn que je doute de mes capacités à supporter une telle chaleur, mais il me rassure : il n'y a généralement pas de problème avec les gens en bonne santé, et ce sera surement ma seule chance de prendre part à un temascal. Bon, alors c'est parti !
Le temascal a lieu dans un canyon près de l'océan et de Rosarito, en pleine nature, au pied d'un grand arbre et au milieu des cactus. Le paysage est magnifique et je resterais bien ici à l'admirer au lieu de rentrer dans le temascal, finalement. Je me rends vite compte que sur la petite dizaine que nous sommes, seulement deux sont de descendance indigène : Sergio, dont le père était quechua et la mère mapuche, et Francisco, qui est le dernier de sa tribu. Le reste de l'assemblée me fait l'effet d'une bande de fanatiques bobos venus se ressourcer à la mode indigène. Préparer le temascal prend une éternité. Les femmes doivent porter une jupe – grande concession pour moi – et ne peuvent prendre part à la cérémonie si elles ont leurs règles. Je passe sur la préparation, le chauffage des abuelitas, les offrandes de fruits venus du Calimax, la préparation des eaux avec de la sauge et des baies, le « cordon ombilical » qui relie le feu au temascal et qu'il ne faut pas traverser, ce que s'empresse de faire la femme de Sergio. Nous rentrons.
Il fait noir à l'intérieur. Je prends place tout au fond, face à la porte. Sergio, qui va guider la cérémonie, nous régale d'anecdotes sur sa famille quechua en guise d'introduction. Puis, on apporte les abuelitas, rouges et grésillantes, et nous chantons, jouons du tambour et des maracas pour leur souhaiter la bienvenue. Francisco est à-côté de moi et chante magnifiquement dans sa langue. « Bienvenida, bienvenida, abuelita de la antigüedad, bienvenida, bienvenida, mensajera del amor... » Il fait déjà très chaud sous cette coupole imperméable. On ferme. Il fait noir comme dans un four, c'est le cas de le dire. Angoissant. Pas une seule source de lumière, si ce n'est les abuelitas qui rougeoient en attendant l'eau. Sergio verse les medicinas. Fshhhhhh. Bouffées de vapeur brûlante qui t'attaquent le visage; t'imprègnent de sauge, t'envahissent dès que tu tentes de respirer. Je me calme tant bien que mal, respire à travers mon brin de sauge. « Permiso para cantar », demande Francisco, et il chante divinement, dans le noir, dans la vapeur et la promiscuité. Je suis déjà plus que trempée, pleine de sueur et d'eau. Aucune idée de combien de degrés il doit faire là-dedans. Ça me fait l'effet de Mexicali dans un temascal, mais plus humide et encore plus chaud – interminable. Sergio rajoute de l'eau. Un calvaire. Finalement, il crie : « puerta ! » Ouf. De l'air frais.
S'ensuivent trois autres portes, tout aussi cauchemardesques, où l'on rajoute cinq abuelitas à chaque fois, et un seau d'eau. Je ne vois pas comment on est censé pouvoir méditer dans une telle fournaise. Mon cerveau est vide comme une vieille éponge, on doit confondre ici méditation et délire. Je me fais violence pour supporter les quatre portes. Et enfin : Puerta ! L'air froid, essuyer la couche d'herbes, de condensation et de sueur qui recouvre la peau et trempe les vêtements. Se reposer. S'approcher doucement de la porte. Dehors, ça caille. Je sors, et le mal de tête m'assomme comme un coup de matraque dans la nuque. Ça cogne, ça palpite, j'ai mal. Sergio me dit que j'étais dans l'endroit le plus chaud du temascal, celui réservé aux guerriers – j'aurais bien aimé être prévenue. Il m'offre deux plumes de faucon, « for protection ». Le mal de tête résiste à l'eau et à l'ibuprofène, et il me poursuivra un bon moment. Plus jamais ça.
Avec tout le respect que je dois à toutes les populations indigènes, j'ai du mal à prendre au sérieux une religion qui dit qu'il faut aimer et respecter les animaux, les plantes et les pierres. Mon problème, avec toutes les religions en somme, c'est que l'adoration me gêne vraiment. Mais bon. Je garde les plumes quand même.

mercredi 8 septembre 2010

Dimanche 1er août

Aujourd'hui, j'ai cours de tortillas avec Doña Hilda. Elle m'apprend à faire la pâte avec de la farine, un kilo, de la graisse fondue, de la levure, et laisser bien reposer, pour que la pâte ait la consistance voulue, « comme du chewing-gum », ajoute Don Berna qui passe par là, mais Doña Hilda le fait taire. Puis, étaler au rouleau, pour qu'elles soient bien fines et légères, et Doña Hilda fait courir les tortillas entre ses mains avec beaucoup d'art. Les miennes collent à la table, sont pleines de trous, et se déchirent quand je les soulève pour les faire cuire. Doña Hilda me conseille, et je me console en voyant qu'avec un peu de fromage, ça fait des quesadillas délicieuses.
L'après-midi, je dois rejoindre Mago chez Tonia pour l'interviewer. La maison de Tonia est située à une bonne heure de bus du centre. Je peux voir toutes les colonias de l'est de la ville, y compris Chilpancingo, l'une des plus pauvres, faite de maisons en carton et en contreplaqué. Les maquilas aux alentours déversent sans vergogne leurs saloperies chimiques dans le Rio Tijuana qui traverse la colonia, empoisonnant les ouvriers et leurs familles. On dirait qu'il y a un incendie dans le quartier, et une quinzaine de voitures de la police surgissent, sirènes hurlantes, en direction de la fumée noire.
[...]
J'accompagne Tonia qui va promener ses chiens jusqu'à cette espèce de terrain vague entouré de routes. Sous les lignes à haute tension qui gresillent furieusement, elle me parle de sa vie, de ses difficultés financières, car son mari n'a pas trouvé de travail depuis qu'il a été renvoyé par la maquiladora qui l'employait. Le ciel, encore une fois, a décidé d'être beau ce soir et porte ses plus belles parures de nuages, les plus petits, les plus blancs, les plus délicats, et le soleil illumine les montagnes et les maisons d'une lumière orange brûlante. Tout à coup, une sorte d'étoile filante bleu électrique traverse l'air et se dissout à mi-chemin – nous ne saurons pas ce que c'est. Peut-être une petite fantaisie du ciel pour ajouter au sublime, ou bien un nouveau phénomène louche venus des maquiladoras, qui sait.

mardi 7 septembre 2010

Samedi 31 juillet

Nous traversons la rue, et allons attendre le début du set de Pepe Mogt, qui est membre de Nortec et va être DJ ce soir. « Ses concerts commencent toujours à point d'heure... », dit Julio, et il est déjà minuit. Pepe Mogt sirote sa bière derrière le comptoir, entouré d'une foule d'admirateurs, en attendant de commencer. Il se met aux platines et fait retentir un mélange explosif de vieux tubes des années quatre vingts, mixés, revus et corrigés. Personne ne danse, sauf Julio, qui sautille et agite les bras d'un bout à l'autre du comptoir, en essayant d'attirer ses amis avec lui. Je dois être une drôle de compagnie. Je remplis page après page après page de croquis de la foule, en rythme. Quand nous partons, je montre a Pepe un dessin que j'ai fait de lui – il est irrésistiblement facile à croquer : une paire de lunettes monumentale, et un grand nez fin qui sépare ses cheveux coupés au carré. Il se marre, et me demande de lui en envoyer un scan.
Julio me ramène jusqu'à Playas, et nous avons cette discussion passionnante et interminable, vautrés dans son pickup. Il me parle de sa conception de la photographie, et moi de mon idée du dessin. D'ailleurs, je commence à me dire que la photo est peut-être plus appropriée à Tijuana. C'est une ville qui va vite, il y a dans Tijuana une instantanéité que le dessin ne peut pas capturer. Je trouve que mes aquarelles manquent de vie – Julio n'est pas d'accord. Selon lui, j'ai réussi à capturer l'essence de Tijuana, et venant à la fois d'un artiste amoureux de la ville et d'un natif de Tijuana, c'est un compliment qui a beaucoup de valeur. Nous en venons à parler de voyages, du fait d'être étranger, il me parle de son séjour dans un coin paumé d'Allemagne où il s'installait dans la rue principale du village et jouait des chansons traditionnelles à la guitare. Hilarant. Je lui parle de mon horreur absolue du téléphone, cette fois c'est lui qui s'étouffe de rire. Et puis nous en arrivons à discuter de religion et c'est très beau d'entendre Julio parler de sa manière de vivre, dire à quel point chaque chose pour lui est un cadeau qu'il faut accepter en remerciant. Il montre ces vagues, le lampadaire, les escaliers, le trottoir défoncé et les murs lézardés et dit waow, et c'est vrai, waow.
Je rentre à la maison à cinq heures du matin, en ayant un peu peur de croiser Lynn, car c'est l'heure à laquelle il se lève.

lundi 6 septembre 2010

Vendredi 30 juillet

C'est aujourd'hui que Lynn, Cathie et moi allons dans la communauté Kumeeyai. En silence, nous quittons la grisaille de l'océan pour nous enfoncer dans les terres. Toute la côte est envahie de complexes touristiques et on sent beaucoup plus l'influence étasunienne qu'à Tijuana. Ça se voit, ici, les rois sont ceux qui ont de l'argent, c'est à dire ceux « del otro lado », de l'autre côté. Ceux qui vivent ici n'ont qu'à tâcher de gagner leur croute là-dessus.
Mais une fois que l'on passe les montagnes qui bloquent la brume océanique, C'est un tout autre paysage : de grandes vallées d'haciendas, rancheros à l'air féroce, petits stands de bord de route qui, sous le soleil aveuglant, proposent raspados, tacos, aguas, camions de pastèques ou de maïs ; et l'eau à la bouche. C'est un festin visuel où tout est d'une telle majesté, d'une délicatesse graphique sans pareil. La route serpente le long des abîmes, et sur les roches friables se parsème une infinité de petites plantes grasses à l'air de fleurs fraiches. Si on lève les yeux, le ciel est bleu à souhait et délace ses grands filaments blancs, l'ombre des nuages caresse les longues chutes de reins des montagnes. Tout ici rivalise de sublime.
Au bout des interminables routes de poussière battues par le soleil, nous arrivons dans la nation Kumeeyai. Ils ont sans doute les plus beaux paysages. Les Kumeeyai de cette communauté vivent dans de petites maisons de plain-pied, posées là un peu comme des hôtels sur un plateau de Monopoly, mais je ne sais pas si la comparaison est appropriée. Ils parlent quasiment tous espagnol, ont des enfants, une voiture, parfois des animaux, chiens, chats, chevaux, vaches, poules, chèvres... L'artisanat de la communauté est principalement de la vannerie d'une délicatesse exquise, en beige, brun et noir, entièrement tirée de la nature aux alentours. Les femmes enseignent la vannerie à leurs filles, et c'est un art qui requiert une grande patience, et une formidable précision du geste.
Ce qui m'impressionne, c'est l'amabilité des gens de la communauté., très souriants, d'une grande gentillesse. Mais ce petit tour me permet aussi de prendre conscience des étrangetés d'un tel mode de vie. Les Kumeeyai vivent très loin les uns des autres et ne partagent rien. La politesse veut qu'on ne s'approche pas de la maison à moins d'y être explicitement invité, mais les gens semblent réticents à ouvrir leurs portes. Pour une femme, épouser un homme qui n'est pas Kumeeyai est très mal considéré, c'est un motif d'exclusion sociale.
Le gouvernement investit énormément dans la communauté. L'électricité a été installée grâce aux subventions fédérales, des bâtiments publics ont été érigés, les sols des maisons réalisés avec l'argent de l'État. Le département de l'agriculture offre des subventions pour encourager les Kumeeyai à rester sur leurs terres. Tout ceci est le motif d'un déploiement de propagande pro-gouvernementale sur toutes les routes de la communauté.

dimanche 5 septembre 2010

Jeudi 29 juillet

Une rencontre magnifique, cet après-midi. Arturo m'a vue dessiner, s'est arrêté, et m'a accordé sa confiance en quelques minutes sans rien savoir de moi. « Soy migrante, me deportaron. », je suis migrant, j'ai été déporté. Arturo a un air de tendresse perpétuel dans les yeux, un sourire qui donne envie d'éclater de rire tellement sa joie est communicative, une voix calme, posée, tranquille. Son histoire est triste, sa situation aussi. Il vit dans une sorte de foyer catholique et cherche du travail sans succès. Nous nous donnons rendez-vous mardi au parc Teniente Guerrero, pour aller à la Casa de los Pobres où je pourrai peut-être rencontrer des gens avec des histoires intéressantes à partager.
Dans le bus, une femme à la peau très sombre tient un chat blanc et roux dans un panier sur ses genoux. Elle le tient fermement par le cou, sans pitié, et lui gratte le museau du bout de ses faux ongles fantaisie – le chat adore.

samedi 4 septembre 2010

Mercredi 28 juillet

Première expérience de la nuit tijuanense, invitée par Julio qui fête l'anniversaire d'une de ses amies. Toute la bande de la YMCA, de retour des Casas de la frontière, finit par rejoindre le mouvement. C'est fou comme tout est vide. Les rues sont désertes, il y a plus de serveurs que de clients, pas du tout l'invasion californienne à laquelle je m'attendais. Cela doit venir de la recrudescence de la violence à Tijuana l'an dernier. Pendant que tout le petit monde gigote sur une piste de danse vide au son d'un bruit qui ne mérite pas le nom de musique, je descends dans la rue offrir un bout du gâteau au chocolat que j'ai fait cet après-midi à deux enfants. Seuls à une heure du matin, ils sont ici pour mendier. Le plus petit tombe de fatigue et s'allonge par terre. La grande sœur accepte avec envie une part de gâteau. Ils ne répondent pas à mes questions, je les verrai plus tard marcher à pas pressés en compagnie d'une dame qui ressemble plus à un bulldozer qu'à une mère. Quand je remonte, je réalise que tous les jeunes de la YMCA me regardaient – ils me posent des questions sur les enfants, et on voit qu'ils meurent d'envie de discuter avec les gens, à l'arrache, mais ils ne le font pas pour des raisons quelconques.
Jessica et moi nous échappons, et nous partons discuter avec des mariachis. C'est émouvant de les voir s'accorder, répéter au milieu de la nuit, pour personne, et de parler avec ce père et son fils, plus grand que lui, qui lui enlace les épaules et raconte comment son papa lui a appris la guitare. La musique, c'est leur vie et leur quotidien, ce costume, c'est leur gagne-pain et ils restent ici toute la nuit. La tradition veut qu'ils soient disponibles en permanence, en cas d'urgence : on a toujours besoin d'un mariachi au dernier moment, pour un mariage ou une quinceañera.

vendredi 3 septembre 2010

Mardi 27 juillet

Je pars pour le centre de Tijuana que je veux passer le reste de la journée à documenter. Plongée dans la frénésie de la ville, ça grouille de bus, de klaxons, de voitures, de poussière, de taxis, de vendeurs. Trois virgule cinq millions de Tijuanenses et moi et moi et moi, au milieu, je me fraye un chemin, je dessine debout ou sur les bords des trottoirs, quelques passants me complimentent, mais en anglais... Discussion avec un de ces types payés pour hurler les destinations des bus, interrompue par chaque arrivée des lignes. Je prends congé lorsqu'il commence à me demander si j'ai un fiancé -dommage, j'aurais aimé l'interviewer. Ce type est citoyen étasunien et il a choisi de venir ici parce qu'il préfère Tijuana.
Il y a ici une chaine de pharmacies qui s'appelle Farmacias Similares. Leur logo est un bonhomme replet à la peau blanche, avec une moustache et des cheveux blancs, une blouse et de grands yeux baveux. Le Docteur Simi, s'appelle-t-il, et il accueille le client comme un frère, à bras ouverts. Je ne sais pas si c'est l'idée que les graphistes se font du sens de l'accueil, mais moi, il me fait peur. Toujours est-il que le Docteur Simi ne recule devant rien pour que les Etasuniens viennent acheter leur Viagra discount ici plutôt qu'en face. Ainsi, des types ont pour charge d'endosser le costume du Docteur, masque, mains en mousse, toute la panoplie, et de rabattre le client. C'est comme ça que le Docteur est venu me serrer la main cet après-midi. Ce n'est qu'après que je me suis dit qu'il était de mon devoir de Zellidjéenne de mener l'investigation, pour savoir si le Docteur Simi était doué de parole, et dans l'affirmative, d'en savoir plus sur l'être humain qui devait être en train de suer à flots dans son costume en polyester. Quand je suis revenue pour l'interviewer, le Docteur Simi avait disparu. Dégoutée.
Le soir, je dessine sur le Malecon et rejoins un couple qui brave la nuit et le raffut de l'océan en jouant de la guitare. Très vite, des amis, des voisins prennent place autour de la table. On allume une bougie, c'est plus romantique, et Léo le guitariste enchaine corrido sur corrido, repris par l'assemblée. Carlos, un petit garçon enseveli sous un énorme coussin pour rester au chaud, connait toutes les paroles. « Je veux aller en France », me dit-il, et je lui réponds que mi casa es su casa. Pour être honnête, j'espère que tous les gens à qui j'ai dit ça ne l'ont pas pris trop au sérieux, parce qu'on va avoir de petits problèmes de stockage.

jeudi 2 septembre 2010

Lundi 26 juillet

Je me lève tôt, une fois n'est pas coutume, pour aller dans le centre de Tijuana, passer la matinée à dessiner, jusqu'à trois heures où j'ai rendez-vous avec Julio pour aller au canal. Je descends du bus, quand un type me suit et commence à me parler en anglais. Il m'a vue retoucher mes dessins dans le bus et voudrait en savoir plus. Carlos – mucho gusto – serrage de pince. Alors onse balade un peu ensemble, on passe une bonne demie-heure à la recherche du Pasaje Rodriguez, une sorte de congrégation de galeries. Tout est fermé, sauf une sorte de bazar non-identifié dédié à un chanteur folklorique des années soixante dix, rien compris.
Carlos est surexcité à l'idée d'avoir rencontré une Française à Tijuana, lui qui meurt d'envie d'apprendre le français. « J'ai trouvé une prof ! », jubile-t-il. On s'arrête devant une petite boleria que je dessine. Et là, évidemment, commence la traditionnelle parade nuptiale! Je connais la stratégie par cœur, maintenant. Ça commence par les yeux, et puis c'est les cheveux - « Tchébéoux très yoli », baragouine-t-il avant de le dire en espagnol face à mon air de carpe à qui on parlerait en tchèque. Et allez, que je me rapproche pour mieux voir comment tu peins, et que je tiens ta feuille pour qu'elle ne s'envole pas... Arghhh. J'abrège, et nous partons manger un petit truc. Carlos fait des efforts considérables pour bafouiller quelques mots de français. Pendant ce temps, au Père-Lachaise, tous les grands noms de la littérature française sont pris de convulsions et font des saltos dans leurs cercueils.
Je retrouve Mary entre Constitucion et Calle Tercera, et on s'entasse dans le pick-up de Julio, direction le canal. C'est là que vivent beaucoup de ceux qui attendent de passer la frontière, ou qui ont été rapatriés des États-Unis. Nous traversons en courant la route qui longe le canal, j'ai presque envie de faire des signes de croix pour sortir vivante de cette trois-voies. Le canal est encadré par ces routes qui emprisonnent les migrants entre deux fleuves de voitures lancées à toute berzingue. Julio nous fait signe d'attendre un moment, il descend jusqu'à l'un des abris situés dans les parois de béton du canal. C'est bon. On enjambe la barrière, et nous descendons la paroi escarpée.
Nous rencontrons un homme qui nous tend une main encrassée, sourire engageant, perdu dans une parka Nike en polyester beaucoup trop grande pour lui, coupe de cheveux impeccable. Santos, s'appelle-t-il. Il est d'une politesse rare, et d'une curiosité impressionnante. Il me décrit son Veracruz natal, je lui décris la Provence. Et lorsque je lui montre mon carnet de dessins, il s'illumine. Il ne sait pas dessiner, dit-il, mais il sait écrire, et au Mexique ce n'est pas rien. Mais il n'a pas de livres ici. Il lit quelquefois des publicités ou des brochures pour s'entrainer. Je lui demande s'il veut bien que je le dessine, et on dirait que je lui fais un cadeau inestimable. Ravis tous les deux, on s'assoit là où il y a le moins de crasse. Santos ne tient pas en place, c'est un bon exercice pour moi. Il ne pose pas, reste là en plein soleil à plisser les yeux, gigote, regarde le jeu du pinceau sur la feuille, discute avec Julio. Anxieuse, je lui monte le résultat, pas très satisfaite. Et il se reconnaît, trop content Santos, il me gratifie de son plus beau sourire.
Un homme sort de l'abri en rampant sous la porte coulissante, nous ignore, soupire, empoigne une peluche Titi qui doit avoir passé dix ans à tremper dans ce jus d'ordures, la jette sans ménagement et s'assoit dessus. Les yeux dans le vague, il coupe une mangue, l'avale, jette la peau et le noyau sur le tas de déchets qui jonche le devant de l'abri. Taciturne.
Il s'appelle Vincente, vient des États-Unis où il a toute sa famille, cela fait plusieurs années qu'il ne les a pas vus et il n'est plus en contact avec eux. Je lui demande s'il a des enfants, et ça a l'air d'être la corde sensible. Il me raconte avec la gorge nouée qu'il a un fils de dix-neuf ans. « Je ne veux pas les appeler. Je ne veux plus les déranger. » Vincente a été en prison, je ne saurai pas pourquoi. « Si les flics m'attrapent, j'en aurai pour perpète », dit-il. J'aimerais en savoir plus sur son expérience de la prison aux États-Unis, alors je lui traduis laborieusement ce que Mary vient de dire, sur la façon dont la construction d'une prison réjouissait les communautés étasuniennes car c'est un synonyme de développement économique. Tout le monde se tait. Et je me souviens qu'il parle surement anglais, alors je me sens en-dessous de tout. La conversation s'épuise. Nous prenons congé avant que leurs compagnons n'arrivent. Santos me fait écrire nos trois prénoms sur un morceau de papier, pour qu'il s'en rappelle.
Julio nous ramène à la Casa. Il y a là un jeune garçon extraordinaire, souriant comme tout, avec deux boucles d'oreille, qui compte quitter la Casa ce soir pour partir en stop jusqu'à Chihuahua. Ben voyons. Je lui explique que ce n'est pas une idée brillante, et il hoche la tête en souriant de toutes ses dents, l'air de dire cause toujours. Et puis il sort un classeur dans lequel il range toutes sortes de choses, clopes, photos érotiques, une photo de son épouse, et... ses poèmes. Il écrit sur le temps, quelque chose d'à la fois banal et inaccessible, incompréhensible, et on a envie de le secouer en lui demandant, mais qui est tu, et qu'est-ce que tu fabriques ici ?
J'ai une drôle d'impression. Je crois que je commence à perdre la notion de la valeur d'une vie. Comme si je relativisais, et qu'à chaque personne que je laisse dans la situation la plus insoutenable, je me disais que ce n'est qu'un homme sur six milliards. Je ne veux pas perdre mon humanité. C'est ce que j'ai de plus précieux.

mercredi 1 septembre 2010

Dimanche 25 juillet

Tijuana, c'est un peu ma soupape, la perspective qui m'a permis de ne pas littéralement exploser pendant cette année. Et être ici, c'est avoir tout le loisir de réunir ce que j'aime le plus au monde : dessiner, rencontrer, et parler des langues étrangères. Je me sens beaucoup plus active dans ce deuxième voyage que dans le premier. Je viens de réaliser qu'il me restait environ dix jours pour conclure cette étude. Et ça fait un bail que je me dis que je viens d'arriver, et qu'il faut que je la commence.
Hier, j'ai pu rentrer doucement dans le monde de la maquiladora. Nous sommes allés à une rencontre du collectif Ollin Calli. Lynn m'a réveillée tôt, nous avons sauté dans la voiture, encore avec mon thé dans les mains, pour aller chercher une famille de cinq -hop, tous entassés sur la banquette arrière. Jorge, le fils, a une douzaine d'années et adore l'école, surtout l'Histoire, ainsi peut-il expliquer qui est chacun des hommes dont les rues portent le nom. Nous arrivons à la maison de Tonia, une des membres du collectif. Franches embrassades, éclats de rire, on déballe tous les petits plats et les tortillas à partager, et s'ensuit une interminable discussion dans la cour, autour d'une table, au milieu du bruit des chiens, des oiseaux qui piaillent, des vendeurs de fromage qui passent dans la rue, des avions qui rugissent au-dessus de nos têtes pour le plus grand émerveillement des enfants, car l'aéroport n'est pas loin d'ici. Certaines des femmes partagent leur expérience de la maquila. Ces choses, je les connais, mais c'est tout différent lorsqu'une femme qui l'a vécu et qui continue à le vivre au quotidien le raconte en face de moi, en trois dimensions et en stéréo, mieux qu'au cinéma. Je demande à l'une d'entre-elles si elle accepterait que je la dessine et qu'elle me raconte la maquila, et elle me dit qu'elle ne peut pas figurer en portrait. Elle n'a pas le droit de parler de l'entreprise en son nom. Sur le coup, je suis tellement abasourdie que je ne lui réponds pas.
[...]
Le lendemain, avec Lynn, nous allons au sobreruedas, ambiance de fou, j'adore les marchés. On mange une sorte de consommé aux tables collectives en plastok', où tu pioches dans les herbes et les oignons à portée de main. J'achète deux-trois trucs à Ollin Calli qui a son petit stand sur le marché. Puis, je vais à la Casa – Don Berna et Doña Hilda me manquaient trop. Je leur demande si je peux rester travailler un peu ici - « Aqui esta tu casa », tu es ici chez toi, me dit Doña Hilda, et c'est exactement ainsi que je la considère maintenant, cette Casa. Dans l'après-midi arrive un homme, allure de migrant repérable à deux cents mètres, qui vient demander quelques infos. Et puis, il s'assoit, et nous raconte son histoire incroyable. Je fais son portrait en clando, en tâchant d'en comprendre et retenir le plus possible.
Le soir, je prends le bus jusqu'à Playas seule pour la première fois. Drôle de sensation. Lynn me montre des albums de famille, mélange de grands oncles communistes chefs de syndicat, de maisons perdues au milieu de nulle part, d'enfants qui partent pour un semestre au Guatemala, de toreros, de parents peintres, de cousins en tracteur, de procès gagnés... Il me propose de les accompagner, Cathie et lui, dans la communauté Kumeeyai avec laquelle ils travaillent, et j'en meurs d'envie.