mardi 31 août 2010

Vendredi 23 juillet

J'ai changé deux fois de maison en deux jours. Les participants de Mano a mano sont partis vers les différentes Casas de la frontière, et trois filles, Mary, Edith et Patricia sont restées à celle de Tijuana. Elles s'adaptent très bien à la vie de la Casa, même si Mary et Patricia ne parlent pas du tout l'espagnol. Edith et moi servons tant bien que mal de traductrices dans les discussions avec les jeunes qui sont arrivés aujourd'hui. Le soir, on fait des crêpes, et nous recevons la visite de Julio, le photographe avec lequel j'avais pris contact. I lest adorable, apporte des petits pains, reste diner et se sent apparemment très à l'aise.
Nous sommes exceptionnellement seules à la Casa. On veille tard, un peu comme une soirée pyjama du temps du collège, mais en plus drôle, plus réfléchi et plus exotique. Brenda devient vite un sujet de plaisanteries et ça fait du bien d'être avec d'autres personnes qui se scandalisent de voir à quel point elle n'est pas accueillante. L'un des deux jeunes aurait voulu se doucher et avoir des vêtements propres, ce que Brenda lui a refusé sous prétexte que sa famille viendrait le chercher ce soir, tout en fermant sous son nez le placard rempli de serviettes et de savons.
Le lendemain, je dois retrouver Lynn et déménager chez lui. Uriel m'emmène au Palacio de la Cultura, où nous avons rendez-vous, et au bout d'un petit moment, comme il n'arrive pas, nous l'appelons. Il m'avait oubliée. Voilà qui me fait plaisir. Il vient me chercher, on discute un bon moment, et je commence à avoir un sérieux doute, alors je lui demande : tu te rappelles que tu dois m'héberger pour les deux prochaines semaines ? Ça aussi, il l'avait oublié.
Malgré tout, Lynn est chouette; peut-être juste un peu dans les nuages. Il est relax, marche lentement, parle lentement, rit beaucoup et très fort. Lynn a travaillé avec les Sandinistes et les Zapatistes. Il a toujours rêvé de quitter Portland pour habiter au Mexique, alors c'est ce qu'il a fait avec sa femme Cathie il y a cinq ans. Leur maison est parfaite : toute petite, à-côté de l'océan, avec des couleurs pâles, plein de bouquins et d'objets en bois, de dessins, de tableaux, sans compter une petite chienne déjantée, Meztli.
[...]
Aujourd'hui, je me suis fait draguer par un policier. En uniforme, si, si. Mes questions concernant ses enfants et son petit dernier âgé de six mois n'ont pas mis fin à son baratin maladroit.

lundi 30 août 2010

Jeudi 22 juillet

Ces deux derniers jours m'ont permis d'arrêter de raler, et de faire un peu plus ample connaissance avec les jeunes du groupe. Je n'en reste pas moins écœurée de cette idée de nous parquer dans un hôtel de luxe. Quand je pense à ce qu'on pourrait faire avec tout cet argent gaspillé. Il y avait de la place pour tout le monde à la Casa. Mais quand je vois comment ils se comportent, j'ai du mal à les imaginer là-bas, ce n'est pas leur élément. Hier, nous sommes enfin passés aux choses sérieuses, après deux jours de blabla vide, de piscine et de plage. Nous sommes allés à la frontière. La veille, Patricia, une Canadienne, disait qu'elle pensait que ce n'était pas une bonne idée, qu'elle avait peur pour sa sécurité – mais qu'est-ce qu'ils ont tous avec cette idée ? La sécurité, il me semble, ce n'est qu'un sentiment, et seul le danger est un fait... Évidemment, on parle plus souvent d'insécurité que de danger, confondre fait et sentiment permet de jouer sur la peur et, soit dit en passant, je crois que c'est un argument politique très efficace.
Nous sommes donc allées le long de la frontière, et certains ont posé devant les mémoriaux. Oui, comme ça, en tongs et lunettes de soleil, sourire colgate. Ce qui me surprend le plus, c'est que ce sont Edith et Angelica qui ont ramené le plus de ces photos.
Et puis, sur la plage, j'ai discuté avec cette fille, la seule habillée un peu n'importe comment, coiffée avec un râteau. Nous avons regardé les dauphins et les oiseaux traverser la frontière et elle a merveilleusement, très poétiquement exprimé ce que je me disais confusément, quelques jours plus tôt, en voyant un petit rat passer de l'autre côté.

dimanche 29 août 2010

Lundi 19 juillet

Aujourd'hui commence un programme qui s'appelle « Mano a mano sin fronteras » : des jeunes de la YMCA originaires du Canada, des États-Unis et du Mexique viennent passer trois jours à Tijuana. Tanya est ici pour aider à coordonner le programme, d'où une attitude de cheftaine de troupe, classeur et stylo en main. Je me lève tôt pour travailler et faire mes adieux à Jonatan. Uriel arrive, et tous les trois, avec Tanya, nous allons chercher deux jeunes filles qui arrivent à l'aéroport depuis le Morelos : Edith et Angelica. On arrive à la Casa et nous finissons les frijoles pour le petit dej' tout en discutant.
[...]
Brenda me dit que j'ai cinq minutes pour faire mes bagages car Uriel a décidé que j'irais dormir à l'hôtel avec tous les jeunes qui arrivent. Qu'il en soit ainsi. « Cool ! Gaby, tu viens avec nous ! », se réjouit Angelica. On y va, et, oh non, non, c'est un palace, Palacio Azteca – aimant à touristes à plein nez- avec sol en marbre, ascenseurs, tapis, lustres, piscine, gymnase, cartes magnétiques pour la porte... Et je dors avec Tanya. Nous déjeunons tous ensemble, et je me demande bien ce que je fous ici, au milieu de tous ces gens habillés en fringues de marque et bien coiffés, qui parlent de leur école, de politique, d'économie, qui se disputent pour savoir si on peut dire American pour « citoyen des États-Unis » et qui en concluent que oui, qui parlent de leur ville et de leur vie et que mangent des burritos, des enchiladas avec leurs couverts et leur assiette immaculée de trois mètres carrés, et Tanya qui minaude en face de moi : « everything tastes better wrapped in a tortilla », en piquant un bout de tortilla et un bout de salade avec sa fourchette. Putain non, pas ça. Tout le monde se retrouve à discuter de son petit égocentrisme autour de la piscine, comme si c'était la chose la plus naturelle du monde. Et puis ils se dispersent, malpolis, sans rien dire, je me retrouve seule dans cet hôtel de honte alors je sors d'ici presque en courant, marcher dans le bruit, la saleté, la vie, le soleil, avec mes baskets crades, acheter du beurre et du chocolat pour faire un gâteau car mercredi c'est l'anniversaire d'Angelica, et puis je vais à la Casa qui n'est pas loin, je vide mon sac pour Doña Hilda et lui raconte la tortilla et la fourchette, elle sait déjà très bien comment ça se passe. Comme on est mieux ici, avec cet orange criard et ces ventilos et ces chaises en plastique et Don Berna et Doña Hilda, qui me dit que quand Tanya vient, elle ne parle pas, ne mange pas, ne sort pas. Ici, on est à la maison, et on est prié de manger ses flautas, ses burritos et ses tortillas avec les mains et de se lécher les mains après. Et de rester discuter et se marrer avec tout le monde autour de quelque chose de chaud.

Dimanche 18 juillet

Ah, les plaisirs de la grasse mat'. Cette nuit, il y a eu un bruit énorme qui m'a réveillée, comme un accident de voiture ou une fusillade, je ne sais pas, suivi de cris : « Andale, andale ! ». Je suis restée stupidement terrorisée dans mon lit pendant quelques heures.
Jonatan doit partir à quatorze heures pour le Michoacan. En attendant, on écrit un peu pour l'entrainer, on sort boire une agua fresca, on discute. Nous allons au DIF, et ils disent que le bus est déjà parti -Brenda avait mal compris- et que le prochain est à sept heures demain. Un peu dépité, Jonatan. On ramène deux jeunes à la Casa. Quand je leur propose de faire un jeu, ils refusent et se scotchent à la télé – alors ça, ça me fout en l'air. Je monte bouquiner Cent ans de solitude pour me remettre d'aplomb. Je crois que je suis encore un peu trop fragile. La jeune fille qui est arrivée aujourd'hui, Norma, est enceinte de cinq mois, mariée à seize ans. Elle n'a pas l'air malheureuse, mais ne semble pas non plus se rendre bien compte de sa situation. Doña Hilda se lamente : « mais qu'est-ce qu'on t'a mis dans le crâne, ma chérie ? »
[...]
Je demande à Jonatan s'il veut faire quelque chose de spécial. Il réfléchit. « Je ne sais pas... Genre... Écrire mon nom, tout ça ? » C'est reparti, on sort les feutres et le papier. Don Berna vient aider, on lui apprend à former des mots avec les lettres du Scrabble. Je me rends compte de combien c'est difficile pour quelqu'un qui n'a jamais été à l'école d'apprendre à lire et écrire, à son âge. Tout est nouveau. Ça prend beaucoup de temps, c'est difficile, mais je suis fière de mon élève ! Parce qu'il est incroyablement persévérant et veut absolument apprendre. Il me demande s'il peut garder les feuilles et un crayon, « pour travailler chez moi ». Si tous les jeunes Français étaient comme ça, nous serions un grand peuple. Et si Jonatan avait accès à la culture, il saurait surement en tirer tous les bénéfices pour son développement.

samedi 28 août 2010

Samedi 17 juillet

Don Berna me réveille à sept heures tapantes en tambourinant à ma fenêtre. Aujourd'hui, la jefa va venir (« la chef », c'est ainsi qu'ils appellent Brenda), alors pas question de flemmarder et on respecte l'horaire. Jonatan et moi dessinons pendant un petit moment, je lui montre comment on peint à l'aquarelle et le laisse essayer sur un dessin que j'ai fait du canal. Il n'a sans doute jamais touché un pinceau de sa vie, et c'est émouvant de le voir apprendre, en faisant tout son possible pour ne pas dépasser. Le résultat est criard, bien sûr, mais pas mal pour une première fois !
Et puis, on passe aux choses sérieuses. Jonatan ne sait ni lire, ni écrire, alors on prend notre courage à deux mains et on s'y met, pour qu'il sache écrire son nom. La grande question, c'est : comment l'orthographier ? La migra, sur les formulaires, l'a écrit à l'étasunienne : Jonathan. Ça se prononce Yonatan. Finalement, on choisit : Jonatan. Plus simple, et plus mexicain. Je lui écris son nom, qu'il recopie plusieurs fois. Je lui enseigne la différence entre majuscules et minuscules. Il remplit une feuille entière de son nom, en grandes lettres, au feutre vert clair. On cache tout, et il essaie de l'écrire de mémoire – ça donne Johxtanh, ou quelque chose comme ça. Moi, ça me fait marrer, mais lui non. Alors il recommence, avec un courage inébranlable. Une autre feuille remplie, laborieusement, lentement, à petits coups de feutre, à l'image de chacun de ses gestes, lents, calculés, précis, des gestes de travailleur. « Tu ne veux pas t'arrêter un peu ? » « Non. » « Mais ça va faire trois heures que tu travailles, tu ne veux pas te reposer ? » « Non. » Et il remplit sa feuille. Alors, on cache tout. Le voilà seul en face de sa feuille vierge et de son feutre vert. Il débouche le feutre, approche la pointe du papier, hésite. Commence à tracer les lettres, une par une, je ne vois pas à cause de sa main. Il finit. Lève son feutre, me montre. « Jonatan », écrit en haut de la feuille, en lettres encore maladroites et tremblantes, mais c'est écrit, simplement, c'est écrit et maintenant il sait écrire son nom, après des heures de persévérance, et c'est dur de ne pas verser une petite larme.

vendredi 27 août 2010

Vendredi 16 juillet

David, Uriel et moi partons aux aurores pour Mexicali, capitale de la Basse-Californie, implantée sur la frontière, au beau milieu du désert. C'est bon de tailler la route. Il y a quelque chose d'exaltant dans la vision de ces lignes blanches qui défilent, de ces panneaux jaunes inconnus, du soleil qui tabasse le bitume, de l'horizon qui se dévoile. Des paysages étrangers s'offrent à mes yeux. Le désert, qui change sans relâche, végétation exubérante aux étendues de sable lisse, un mont aux courbes aguicheuses se profile au loin. Des rochers qui ressemblent à des œufs monumentaux parsèment les collines. Puis, au détour d'un virage dangereux, c'est l'hallucination. Une montagne de ces rochers. Extraterrestre, nous sommes sur Mars ou bien quelqu'un a mis du LSD dans mes frijoles ce matin.
Au fil de la route, nous nous rapprochons parfois de la frontière, et l'apercevons qui coupe d'une vulgaire ligne droite les massifs de la Rumorosa.
Nous arrivons à Mexicali à dix heures du matin, déjà cinquante degrés à l'ombre. Encore, c'est presque supportable, mais il y a ce vent – le vent brulant, littéralement, qui semble rôtir ta peau en une seconde. Je sens mes joues fondre. Une expérience intéressante.
Nous entrons dans l'Albergue del Desierto, un foyer pour hommes, femmes et familles déportés. Une interview super, avec la coordinatrice du lieu. Elle aime son boulot, ça se voit. David lui demande pour finir ce qu'elle ferait si elle pouvait réformer la politique migratoire. « Si j'avais ce genre de pouvoir, j'abolirais les frontières. On n'en a pas besoin. »
[...]
Aujourd'hui, j'ai appris beaucoup de choses. J'ai appris que les mineurs étaient souvent détenus dans des prisons, faute de structures adaptées, et non pas traités comme des migrants mais comme des criminels. Que la migra leur donnait intentionnellement des sandwichs périmés, qu'ils faisaient en sorte de régler la climatisation au maximum pour les frigorifier, qu'ils les assoiffaient, humiliaient avec toutes les ressources possibles, ceci afin de les dissuader de réessayer de passer.

jeudi 26 août 2010

Jeudi 15 juillet

Je me sens mal. C'est une sorte de petit coup de cafard qui m'assomme, doublé d'un bon coup de barre. Ouille. Pourtant, j'adore Tijuana – vraiment. Je crois bien que je suis heureuse d'être ici. Mais je me sens fatiguée, comme si toutes les horreurs que je me suis efforcée de considérer pour ce début de voyage me revenaient d'un coup dans la figure et détruisaient la carapace blindée que je me suis forgée avant d'arriver pour, je ne sais pas, me protéger. Je suis fatiguée, et je me sens malade, aussi. J'ai froid et chaud, besoin d'aller pisser, mais je n'ose pas me lever – peur de vomir. J'espère n'avoir rien attrapé.
Bon, je tiens debout. C'est comme si ma peau était hypersensible, je ne supporte pas le contact des draps et de mes vêtements.
Surtout, je doute de mes capacités à entreprendre ce travail. Je ne me sens pas le courage d'aller vers les autres, de discuter en espagnol, de les dessiner, de leur parler... Je ne sais plus très bien ce que je suis venue faire ici.
Et le pire dans tout ça, c'est que je me rends bien compte du luxe dans lequel j'évolue. On me donne de l'argent pour bruler du pétrole et aller voir à quoi ressemble le bout du monde, pour favoriser mon petit développement personnel et mes petites envies de découverte. Avec tout cet argent, on pourrait aider, je pourrais aider l'un de ces héros, l'une de ces héroïnes, qui laissent derrière eux leur famille, leur histoire, pour rejoindre ceux qui les attendent ou pour assurer une existence digne à ceux qui ont besoin d'eux. Ce voyage, c'est bien du luxe, et malgré toutes les valeurs humanistes que chaque boursier porte en lui, je me dis que quelque part, c'est bien égoïste. Honnêtement, qu'est-ce que j'apporte à ceux que je rencontre ? Pas grand chose, et si je viens pour les aider, je peux tout aussi bien le faire dans mon pays, ça, c'est gratuit. En France aussi, il se passe d'énormes saloperies, et des tas de gens ont besoin d'être écoutés et de recevoir un peu de considération.
Je commence à me rendre compte qu'en fait, si je pars, c'est pour mieux revenir – ce qui n'est pas la meilleure façon d'envisager un voyage. Et si je reviens, c'est pour repartir. Entre les deux, eh bien, je suppose que pendant le trajet aller, je stresse, et pendant le trajet retour, je pleure.
En gros, me voilà, grosse chanceuse, ici, à Tijuana, et je dois, il faut que je me réveille et que je fasse quelque chose de mon temps ici, que je construise quelque chose de bien sur les petites bases que j'ai pu établir. Je songe à modifier mon projet, pour en faire plus simplement un portrait de la ville et de ses habitants comme de ses migrants, au hasard des balades et des rencontres. Je crois que ça me correspond mieux, et que ça correspond plus à Tijuana. C'est plus global, et c'est plus clair. C'est aussi plus vaste, bien sur – mais c'est un détail. Allez, hop.

mercredi 25 août 2010

Mercredi 14 juillet

Uriel m'a proposé hier d'aller faire un tour du côté de la frontière, avec David, un Australien qui travaille pour une ONG sur la détention des mineurs migrants. David ne parle pas espagnol, mais je suis impressionnée de voir à quel point il s'en sort bien pour discuter avec les gens. La plupart de ceux que nous rencontrons en route parlent un bon anglais et il réussit à faire disparaître toute forme d'hostilité de leur part. (de mon côté, je persiste à me démener avec l'espagnol). On part pour la frontière, en voiture. Uriel est un guide incroyable. Nous commençons par nous arrêter près de l'aéroport, dans la zone d'Otay. C'est ici que se trouvent une bonne partie des maquiladoras du pays (Tijuana est la deuxième maquilapolis derrière Ciudad Juarez.)D'ici, en haut de la colline, on a une vue superbe sur la ville. Un jeune chien pouilleux et boiteux s'installe pour figurer sur mon dessin.
Nous continuons jusqu'à la partie de la frontière qui longe la route pour l'aéroport. Les plaques de rouille de la guerre du Golfe sont peintes de messages : « Cuantos », « Eleven years and still counting »... Et puis il y a ces croix, de grandes croix blanches faites de deux bouts de bois peints qui portent les noms, les États d'origine et l'âge de ceux qui sont morts en cherchant à passer de l'autre côté ; soit à cause des conditions de traversée du désert ou de l'océan, ou bien à cause des animaux sauvages, ou encore abandonnés par leurs coyotes, voire, et c'est terrible, victimes de la cruauté de certains agents de la migra qui n'hésitent pas à les frapper à mort, en toute impunité.
J'ai beau avoir vu des photos de ces croix, ça me touche énormément de voir cette sorte de mémorial sauvage. Beaucoup portent la mention « no identificado » (non-identifié/e). Beaucoup viennent du Michoacan, du Guerrero, d'Oaxaca. Beaucoup encore sont très jeunes, moins de trente ans, moins de vingt ans. Je me croyais préparée à ça, mais je me décompose. Je dessine la frontière, ses croix qui se succèdent sur des kilomètres, je note des noms, je m'éloigne, carnet à la main, et plus je marche, et plus je lis, et plus je copie, plus j'ai envie de pleurer, de fondre en larmes ici, à ce point crucial du planisphère, et pleurer pour tous ces morts qui espéraient seulement vivre décemment, mais une vie de sanglots ne suffirait pas à honorer tous ces gens, ils sont beaucoup trop nombreux. Alors je ravale mes larmes, je me contiens difficilement, et je retiens tous ces coups de poings que je voudrais donner dans cette saloperie de ligne de rouille, et je fais demi-tour, je rejoins Uriel et David en maudissant tous ceux qui participent à l'élaboration de cette plaie béante qui déchire les peuples.
On repart, les croix défilent, des centaines, des milliers, une infinité de croix immaculées posées de travers, et il y en a tellement, que beaucoup portent plusieurs noms superposés, et je suis certaine qu'il n'y a pas ici un dixième des morts de la frontière. Les croix se succèdent de plus en plus rapidement, je me force à regarder jusqu'au bout. Quelle horreur.
Nous arrivons dans la Zona Norte, qui est le quartier rouge de la ville, là où se concentrent prostitution, tourisme sexuel, bars et strip-clubs, dealers. On ne descend pas de la voiture. Je suppose que même en plein jour, ce n'est pas une idée brillante que de balader une blonde aux yeux bleus dans ce coin. Les filles sont alignées le long des murs, à quelques mètres d'intervalle, rivalisant, à qui aura la jupe la plus courte et les talons les plus hauts pour attirer les clients. Certaines ont l'air extrêmement jeunes. Certaines ont l'air malades et le sont surement. La police est omniprésente. Je demande à Uriel si la prostitution est légale dans ce quartier, il me répond que non. Des flics longent les rangées de jeunes filles, et regardent ailleurs.

mardi 24 août 2010

Mardi 13 juillet

On se fait un peu jeter avec Mayte pour ne pas s'être levées à sept heures trente. «La prochaine fois, vous n'aurez pas de petit déjeuner ! » - ça ne rigole pas avec les horaires, ici. On va aider Martin, le chauffeur, à faire les courses. J'ai besoin de rasoirs, je leur demande donc où on peut acheter des alfileres – air perplexe. Mayte : « Mais qu'est-ce que tu vas faire avec ça? » Je lui mime discretos le geste de se raser. Ça a l'air d'une denrée rare, ici, les rasoirs. Martin me dit qu'il sait où en trouver. Il m'emmène dans un magasin, mais on y vend des tissus ! « Tu vas faire quoi avec, recoudre des vêtements ? » me demande Mayte. Hein ? Ça y est ! Je comprends tout ! Bravo au passage aux hispanophones qui doivent bien se marrer – alfileres, c'est des épingles. Pour ma gouverne, rasoir se dit rasurador. Martin me montre le rayon : « elles sont là, tes épingles ! »
Avec Mayte, nous allons à la frontière pour discuter avec des gens qui y travaillent. Nous marchons jusqu'au point de passage, la linea. Mayte est impressionnante : elle engage directement la conversation avec une dame qui vend des chewing-gums sur le trottoir. Je fais son portrait, laborieusement, elle est très belle avec de longs cils et des petits plis au coin des yeux. Puis, nous offrons un petit truc à boire à Margarito, un violoniste qui joue le long de la ligne de ceux qui attendent de passer aux USA. Il joue un peu, chante, alterne, sur son vieux violon qu'il doit ré-accorder à la fin de chaque chanson. On s'installe à l'écart du passage, Mayte discute et moi je dessine, on forme une bonne équipe. Des habitants, des passants, des travailleurs s'arrêtent, s'étonnent des portraits, quelques discussions, des compliments, et c'est fou, plein de gens commencent à s'asseoir et à attendre leur tour pour se faire tirer le portrait. Un habitant, puis sa maman qui veut voir à quoi elle ressemble en dessin, des amis desdits habitants... Un garçon vient me dire que la vendeuse de chocolats voudrait que je la dessine et que je lui offre le portrait – contre un chocolat, alors ! Pas de nouvelles, dommage !
On rentre dans l'après-midi, je suis épuisée et heureuse. Nous jouons avec Adibal, un jeune qui vient d'arriver et qui a l'air timide et éprouvé – mais quand il sourit, c'est tout le bonheur accumulé d'une vie, et tout son amour pour son Colima natal, et toute la nostalgie qu'il porte en lui qui semblent se concentrer dans ses yeux.

lundi 23 août 2010

Lundi 12 juillet

Nous allons au Colef avec Mayte, on prend le bus qui longe la frontière puis l'océan. Impressionnante, cette barrière de vieilles plaques rouillées qui grimpe les collines, plonge dans les vallées, on jurerait qu'elle s'écroulerait avec un coup de pied. Mais il y a un deuxième mur de béton derrière, et la migra veille au grain. (de toute façon, rien que de réussir à traverser la nationale qui longe la frontière, ça relève de l'héroïsme).
[...]
Pas de jeunes aujourd'hui.
On s'arrête prendre une agua fresca sur le retour, agua de piña (ananas) pour elle, agua de guayaba (goyave) pour moi, et puis on prépare un dîner à la française : gratin dauphinois, tomates à la provençale, ma traditionnelle tarte aux pommes avec de la crème à la vanille, que viennent partager Doña Hilda et Doña Mary.
Nous passons la soirée à lire de petits messages que les migrants ont laissés dans des vieux cahiers de la Casa. Ça va de « je t'aime tu es l'homme de ma vie tu es super je ne t'oublierai jamais » à « je voudrais me tuer, ou commencer une autre vie » en passant par « Buenos Aires c'est mieux que le Chiapas non c'est le Chiapas non c'est Buenos Aires non c'est le Chiapas », ou « Maman je te demande pardon, je reviendrai et j'espère que tu vas bien » ou encore « la philosophie n'est pas inaccessible et je crois que nous devrions lancer un débat sur le sujet » - Mayte se fiche bien de moi parce que je n'avais pas compris qu'un jeune avait simplement recopié celui-là dans un livre.

dimanche 22 août 2010

Dimanche 11 juillet

Nous allons au module du DIF qui est à la frontière, pour aller chercher une jeune fille qui a été déportée. Le module est une vraie prison – codes, doubles portes, verrous et grilles. Mayte se fait méchamment engueuler parce qu'elle a pris une photo. Le « bâtiment » des mineurs est une sorte de préfabriqué sans fenêtres où sont parqués une salle de bain, quatre lits minuscules, une mini-cuisine et une télévision avec une vidéothèque constituée exclusivement de dessins animés. Je ne sais pas s'ils se rendent compte que beaucoup de migrants ont plus de cinq ans et demi. La jeune fille est très timide, habillée bien clean avec des fringues de marque, elle a l'air heureuse de sortir de cet enfer.
A la Casa, ses beaux-parents sont déjà arrivés – oui, ses beaux-parents. A dix-sept ans, elle est mariée à un certain Aurelio, vingt-quatre ans, qu'elle a rencontré dans le Michoacan. Je lui demande où habite son époux, « A los Angeles, je crois... Un truc comme ça ». La belle-mère a un fils de l'autre côté, « il vit dans le Sississippi ».

[...]

La voiture de Don Berna commence à chauffer, il ouvre le capot, on glousse, on lui demande s'il a mis du liquide de refroidissement, il ne sait pas ce que c'est, « vous êtes sûr que vous avez comment fonctionne une voiture Don Berna ? » On se marre. « Il ne manque plus qu'un chien me pisse dessus ». Mayte a un rire super communicatif, alors que mon rire est muet, alors quand elle rit, je suis pliée même quand je ne comprends rien. Don Berna nous raconte : « Un jour, un chien m'a pissé dessus – enfin, sur un sac que j'avais, mon sac de vêtements propres, j'attendais le bus et il a levé la patte et il a pissé sur mon sac. » Fou rire incontrôlable, je crois que je ne me suis jamais autant marrée. « Ay, Don Berna ! », rigole Mayte.

samedi 21 août 2010

Samedi 10 juillet

Tijuana me plait beaucoup pour l'instant, et il n'y a pas l'ambiance glauque à laquelle je m'attendais. C'est coloré, bruyant, animé, joyeux.
On rentre manger les enchiladas de Doña Hilda. Deux jeunes sont arrivés. Je discute avec Angel – en anglais. C'est tellement plus facile, tout passe mieux, je le comprends, il me comprend, magique. Angel a grandi en Arizona, où il a toute sa vie. C'est en essayant de revenir du Mexique où il avait passé quelques temps qu'ils l'ont repéré : faux papiers. Angel a quatorze ans, il va rester un moment à Tijuana, chez ses oncles. Il a l'air heureux, bien qu'un peu nostalgique – il sourit, avec ses petits yeux en demie-lune, rigole, bavarde, plaisante. Un chouette petit gars. Sa tante vient le chercher, et ils ont l'air très sincèrement heureux de se revoir.
Je me fais un peu de souci pour mon projet. La plupart des jeunes qui arrivent ici ne restent que quelques heures avant qu'un membre de leur famille ne vienne les chercher. Et j'ai beaucoup de mal à discuter avec eux. C'est pourquoi je n'ai encore réalisé aucun portrait. Il y a dans cette idée une façon de prendre les gens pour objets qui me gêne énormément. On verra.
A part ça, je crois qu'il faut dire un petit mot sur Doña Hilda. Doña Hilda est toute petite avec des cheveux en brosse décolorés sur le dessus, et des yeux fatigués. Elle marche tout doucement, en trainant ses tongs en plastique et sa polaire rose bonbon Winnie l'ourson entre la cuisinière et le frigo géant. Doña Hilda réchauffe les frijoles, retourne les tortillas plus vite que son ombre, se lèche les doigts, remue la sauce tomate, tousse, s'essuie les mains dans son tablier à carreaux, prépare les enchiladas en se suçant les doigts pleins de chile, grignote les miettes qui trainent, et te tend ton assiette avec un sourire édenté. Mais alors ses enchiladas, hmmm, c'est les meilleures du monde, juré.

vendredi 20 août 2010

Vendredi 9 juillet

Quand nous rentrons, deux mineurs sont arrivés à la Casa. L'un d'eux part très vite, accompagné par son oncle. Le deuxième porte un chapelet, des bagues en toc, a l'air agressif et impatient, harcèle Brenda pour passer un appel aux USA. Il finit par partir spontanément. Brenda me dit que c'est un coyote, il arrive qu'ils soient déportés et profitent de leur séjour à la Casa pour se faire une clientèle parmi les autres mineurs.
Dans la soirée, Don Berna, Mayte et moi allons au centre commercial acheter des croquettes pour la chienne de Don Berna. C'est la première fois que je vais dans un Wal Mart. Il est situé au carrefour des grandes routes périphériques de la ville, véritable temple de la consommation, accessible uniquement en voiture, les commerces sont organisés autour d'un bassin en toc avec des poissons et des colonnades en plâtre. Tout est écrit en espagnol et en anglais, les gens déambulent lentement, appuyés à leurs caddies, des vigiles avec gilets pare-balles et armés de matraques barrent les entrées, un taxi libre attend le client. Don Berna choisit très soigneusement un énorme sac de croquettes pour sa petite chienne, puis nous partons poser ses courses chez lui.
Don Berna vit dans une colonia éloignée du centre, dont la plupart des routes ne sont pas recouvertes. On roule tout doucement sur les routes parsemées d'énormes galets, nous longeons des maisons faites de tout et de rien, murs de jardins constitués de piles de cagettes en bois, toits de tôle, peu de maisons en dur, quelques tortillerias de bord de route autour desquelles se pressent les voisins gourmands. La nuit tombe doucement. Quelques petits magasins qui vendent de tout, visions furtives de doñas qui s'ennuient derrière leurs grilles, à la lumière des néons, reflétée par la fluorescence des emballages de friandises.
La petite maison de Don Berna est en dur, juchée en haut d'un très grand escalier de bois. Alors que Mayte et moi nous agrippons à la rampe branlante pour escalader les marches penchées, Don Berna monte rapidement son sac de vingt kilos de croquettes, un garrafón, un deuxième. La maison comporte deux pièces, les murs sont de parpaings nus, le sol de béton poreux. Une petite gazinière dans un coin, un fil à linge qui traverse la pièce, un incroyable amoncellement d'objets hétéroclites, une table ovale renversée sur un canapé sale, et puis une petite cage suspendue au mur, recouverte d'une serviette rose sous laquelle se cachent deux oisillons bleu ciel et blanc. Ils se font des bises, glougloutent et gazouillent, jusqu'à ce que nous les abritions, sous la serviette, de la lumière crue de l'ampoule nue.
Don Berna a une sorte de petit jardin, en fait un grand amas de plantes en pot, géraniums, cactus divers, yuccas et plantes grasses, auquel il prête une attention soutenue. Il a également une toute petite chienne, Mimi, qui, disons-le comme ça, est complètement frappadingue, saute partout en hurlant et en se mordant la queue. Don Berna lui a fabriqué une grande niche de bois à-côté de sa maison. Il nous parle du quartier.
La maison de sa voisine, qui comportait quatre pièces, toute en bois, a entièrement brûlé en manquant de détruire la sienne. Cela fait bientôt vingt ans qu'il habite ici, avec sa compagne Doña Hilda qui s'occupe de la cuisine à la Casa. Tous les ans, les pluies emportent une partie des maisons qui sont trop près de la route. L'année dernière, une famille a essayé de traverser le fleuve que devient la route lorsqu'il pleut. On a retrouvé les corps des deux enfants, emportés par le courant, quinze jours plus tard. En ce moment, un petit ruisseau coule au-milieu de la route - « ce sont les eaux que les gens jettent dehors, comme il n'y a pas d'égouts ici. Oh, c'est de l'eau propre, de vaisselle, de lessive... »
On repart, et... la voiture commence à grogner. Don Berna s'arrête, le tableau de bord est plein de voyants rouges. Il ne sait pas ce que ça signifie. Je lui fais remettre de l'huile dans la jauge vide, on arrête quelqu'un pour recharger la batterie – comme quoi, ça peut finalement être utile d'avoir son code. Ca tient dix mètres. Un garçon s'arrête pour nous aider, recharge la batterie encore une fois. Don Berna passe la première, la bagnole s'arrête complètement. Le muchacho part chercher un de ses amis – Mayte a peut qu'il ne veuille nous attaquer, ou je ne sais quoi. Don Berna me demande si je sais conduire. Plus ou moins. « Bon alors, voilà ce qu'on va faire. Tu prends le volant, moi je vais chercher la camionnette de la YMCA, je pousse la voiture avec et toi tu nous diriges. » Non mais ça ne va pas ?! « Mais non ! Il n'y a pas de police ici, et de toute façon, ça se règle avec des billets. » Ah, Don Berna, si vous saviez quel danger public je suis derrière un volant...
Nous allons tous ensemble chercher un ami garagiste de Don Berna, qui n'habite pas loin et qui n'est pas là. Les muchachos arrivent à trois, nous poussent avec leur voiture jusqu'à la maison de leur ami garagiste chez qui nous passons une bonne partie de la nuit – dans le noir et le froid tijuanense, à la lumière de l'ampoule qu'ils tiennent à bout de bras, distraits par des chats maigres et des chiens fous. Le garagiste semble parler de moi à son copain - « Se llama Gaby, tiene diecisiete años » - et ils se marrent en chuchotant, le muchacho me regarde en coin, mi-dragueur, mi-je me fous bien de toi. Sur ma caisse en plastique, je m'étends contre le mur et somnole. C'est long. Super long, et glacial. Si on m'avait dit que j'aurais froid à Tijuana ! Je pense aux frites du Wal Mart qui décongèlent dans le coffre. Don Berna n'en finit pas de leur demander de bricoler tout ce qui cloche – je me coucherais volontiers dans la poussière pour dormir. Finalement, le garçon nous ramène avec sa voiture, il finira celle de Don Berna demain. Doña Hilda et son amie Doña Mary s'inquiétaient. On mange, trois heures du mat', Doña Hilda engueule son époux et moi je vais me coucher.

jeudi 19 août 2010

Jeudi 8 juillet

Sur le chemin du retour, un type armé jusqu'aux dents, avec cagoule et gilet pare-balles, entre dans une cour, le doigt sur la gâchette. Quelques mètres plus loin, ses acolytes encerclent la maison à grand renfort de gyrophares et de gros calibres. Les automobilistes circulent comme si de rien n'était – et nous aussi. Un jour comme les autres à Tijuana.
Nouvel arrivage de jeunes à la Casa aujourd'hui, j'ai l'impression que c'est le défilé continuel. Je ne comprends rien à ce qu'ils disent, ils parlent vite, mangent leurs mots. Quel dommage. J'espère vraiment m'améliorer. On se réunit dans la salle du haut, on dessine, j'enseigne la perspective à l'un des garçons qui se dit féru de dessin. Petite discussion en solo avec Erwin sur son expérience de la frontière, c'est la deuxième fois qu'il essaie de passer et qu'il se retrouve à la Casa. On lit l'espérance dans ses yeux, et pour cause : ses deux parents sont à Los Angeles. D'après le peu que j'ai compris, il s'est trompé en répondant à l'une des questions du service d'immigration à son arrivée, c'est comme ça qu'ils l'ont repéré. Erwin compte évidemment réitérer ses tentatives. Pourvu qu'il y arrive et qu'il puisse retrouver sa famille. Une joie incroyable émane de ce garçon de seize ans qui demande juste à retrouver ses parents de l'autre côté de cette immense ligne de fer, de barbelés, de rouille, de fusils et de larmes qui entaille le continent. Buena suerte, Erwin...

Mercredi 7 juillet

Un extrait quotidien du journal de route que j'ai tenu tout ce mois pour Zellidja.

C'est Don Bernabé qui nous emmène en clando à la Casa de la Cultura, il n'a pas le droit d'utiliser la voiture de la YMCA. Don Berna est tout petit, tout rond, il atteint à peine les pédales de la grande bagnole de la Casa. Nous roulons à travers la nuit tijuanense, Avenida Revolucion, Avenida Constitucion, néons et enseignes de motels qui clignotent, vendeurs de nuit, routes défoncées. Don Berna nous raconte, généreusement et humblement, ses souvenirs de la Tijuana de son enfance. Il a toujours l'air si triste, comme un air de résignation dans son regard, qui vient peut-être du fait qu'il n'a pas pu étudier. Don Berna s'assure que Mayte a son carnet pour prendre quelques notes de la conférence, et il veille à ce qu'elle profite de l'opportunité qui lui est offerte de faire des études. Ici, la télé est toujours allumée. Se succèdent à l'écran retransmissions des matchs de la coupe du monde, émissions qui donnent à voir les danses sauvages des peuplades d'Afrique du Sud, ambiance zoo / Joséphine Baker garantie, telenovelas tellement pourries que c'est une honte d'occuper l'antenne pour ces âneries. Jamais vu une telle concentration de clichés, les pires lieux communs du feuilleton crétino-romantique réunis dans un mélange détonant de mimiques d'abruti(e)s, secouement de franges, mouvance de mèches, ricanements ridicules. Ce qui est étonnant, c'est que toutes les présentatrices, tous les acteurs des telenovelas et les figurants des pubs sont blancs comme neige, blonds platines, Etasuniens, quoi. Scandaleux. Et j'allais oublier... Mon premier tremblement de terre ! Temblor de bienvenue... J'étais dans la salle de jeux à l'étage, et je pensais vraiment que le bâtiment oscillait à cause de la proximité de la route. Brenda m'appelle, morte de rire – tout le monde hilare dans la cour.

mardi 17 août 2010

Mardi 6 juillet 2010

A partir d'aujourd'hui, un extrait quotidien du journal de route que j'ai tenu tout ce mois pour Zellidja.


Seize heures quarante heure locale, aéroport de Los Angeles, conglomérat de bunkers en labyrinthe incompréhensible. Je me prépare à une grosse galère pour l'entrée sur le territoire, je me souviens de l'interrogatoire vicieux et morose auquel j'avais eu droit il y a deux ans pour un bête échange de correspondants à Chicago, alors là, seule, mineure, pas d'adresse aux USA et avec un projet pas tout à fait innocent... Et puis, ça passe nickel – je crois que l'officier est d'origine Mexicaine, et il a l'air enthousiasmé par ce que je vais faire à la frontière.

L'aéroport est plein d'agents plus ou moins officiels qui vous sautent à la gorge pour vous aider si vous avez le malheur de lever le nez pour chercher votre vol...

La Californienne qui attend juste à-côté de moi est littéralement greffée à son téléphone, détaillant l'intégralité de sa vie sociale à ses interlocuteurs et à ceux alentour par la même occasion.

Nouveaux aperçus de la société étasunienne. The more you buy, the more you get ! Sign me in, now ! Safety, security, federal law à toutes les sauces, les outils parfaits pour mener à la baguette des millions de consommateurs et d'électeurs, guidés par la peur et l'envie. Comment peut-on vivre dans un tel système, ou l'architecture et l'urbanisme en deviennent humiliants à force de rivaliser en immensité et en complexité, et où à la fois tous les instincts les plus bas de l'individu sont flattés, instrumentalisés, rentabilisés ? Comme ma voisine de siège qui dévore un magazine de mode et ressemble comme deux gouttes d'eau à toutes les pin-ups qui y figurent, comme ces échangeurs autoroutiers dont je peux à peine distinguer les voitures, comme ce nuage de smog violacé qui nappe le ciel grisâtre de Los Angeles, comme tous ces gens qui ont l'air malade, qui trainent leur graisse, verre Starbucks à la main et Ipod vissé aux oreilles, en famille s'il-vous-plait, l'oeil vitreux et en tee-shirt US... Patriotisme, à boire, l'estomac plein et les artères bouchées, du soleil, du béton, de la poussière et des palmiers, que demande le peuple ?

On survole l'océan. Du bleu, du vrai, ouf. Avec une grande réflexion de soleil qui dilate l'horizon. C'est la première fois que je vois le Pacifique.

Vingt heures trente, heure locale, me voilà à Tijuana ! Uriel s'est tapé les deux heures d'attente à la frontière pour venir me chercher à l'aéroport – un bonhomme adorable, avec des lunettes comme des hublots, tout rond et souriant. L'espagnol passe tout seul, il m'emmène, on traverse la frontière en moins de deux. C'est fou. A droite, les tourniquets à sens unique, por supuesto, par lesquels passent les Mexicains qui rentrent de leur journée de travail aux USA, en grappes avec casquettes et gros sacs. A gauche, dans l'autre sens, c'est une ligne interminable de voitures, car la procédure n'est pas la même, évidemment.

Tijuana. C'est incroyable d'être ici. Je suis à Tijuana, bordel ! Tijuana !!

dimanche 8 août 2010

De regreso a mi tierra

Liste des choses que je n'ai pas pu faire
- Aller à Chilpancingo
- Interviewer le docteur Simi (des Farmacias Similares).
- Revoir Célia
- Demander à Don Berna et Doña Hilda de me raconter leurs histoires, qui restent pour moi un enchevêtrement confus de lieux et de noms sans liens ni dates.
- Goûter toutes les aguas frescas
- Interviewer, ou au moins prendre le temps de discuter avec le vendeur des meilleurs hamburgers du monde, au coin de la rue, qui s'est rappelé de mon nom et me saluait d'un immense sourire à chaque fois qu'il me voyait passer.
- Dessiner un de ces ânes peints en zèbres
- Interviewer une des prostituées de la Zona Norte... Pas eu le cran.
- Nager dans le Pacifique
- Apprendre à faire des tamales - un mets digne des dieux : de la purée de maïs frais enveloppée dans une feuille de maïs ou de bananier avec des fruits ou de la viande, et cuite à la vapeur.
- Apprendre un peu plus de dialecte fronterizo ou tijuanense


Liste de ce qui va me manquer / de ceux qui vont me manquer
- Les musiciens dans le bus
- Les vendeurs de rue
- Les mangues excellentes savourées presque chaque jour
- L'hospitalité...
- Don Berna et Doña Hilda
- Les frijoles, les tamales, les quesadillas, les enchiladas, et tout a un goût triste sans chile
- La musique pourrie qui passe à la radio... Oui, oui, les ballades à l'accordéon avec chanteurs qui braillent des paroles de mélancolie sur un fond de boîte à rythmes, si, si, j'ai honte...
- Les arbres majestueux
- Julio et les visites au canal
- Les regards croisés, les sourires échangés, les petites bouffées de bonheur. Essayez donc de croiser un regard dans le métro parisien, tiens.
- Lynn, et les discussions avec Cathie le soir autour d'un thé
- Les couleurs, tout simplement
- Toutes les surprises que Tijuana t'offre à chaque coin de rue
- Mayté
- Les odeurs du sobreruedas... Envie de m'asseoir à une table en plastique, sur un banc, et de manger un consommé en piochant dans les saladiers de coriandre, de petits oignons, de chile, et d'engager la conversation avec mes voisins.


Liste des choses vraiment chouettes que j'ai pu faire et que j'ai comprises
- Être bénévole pour la première fois de ma vie et décider que je le referais très volontiers
- Enseigner les bases de la lecture et de l'écriture, sans doute la chose la plus importante au monde
- Aller à un temezcal
- Apprendre à faire des tortillas (merci Doña Hilda !)
- Ecouter des dizaines d'histoires qui brisent le coeur et à la fois remplissent de joie, par le simple fait de voir ces héros et ces héroïnes de la vie quotidienne se battre pour continuer à vivre
- Enfin prendre conscience que l'égalité entre les hommes est une réalité, et qu'elle doit l'être pour tous. Apprendre à donner exactement la même importance à une vendeuse de nopal qu'à un professeur d'université, pour la simple raison que tous deux sont des hommes et qu'ils ont tous deux d'immenses capacités à cultiver, des trésors d'humanité, une intelligence à développer.
- Apprécier l'universalité de certaines choses comme les sourires, la musique, l'histoire de chaque individu...
- Voir confirmée mon hypothèse que le dessin est l'un des meilleurs vecteurs de complicité entre des gens de modes de vie différents
- Discuter avec des inconnus et décider de leur offrir ma confiance tout comme ils m'offrent la leur
- Comprendre enfin, je crois, ce que l'on appelle la joie de vivre
- Me surprendre, et surprendre les autres, ça c'est important.
- Décider de continuer sur cette lancée. Passer un mois de pur bonheur et d'intense satisfaction, aimer ce que je fais chaque jour et toujours le faire avec amour, me dire que ça doit être un bon indicateur pour savoir ce que je vais faire de mon temps sur cette planète. Prendre la résolution d'utiliser ce temps de la meilleure façon possible.


Il serait égoïste de dire que le retour est difficile. Je crois que, de toute façon, il était temps de rentrer et de prendre un peu de recul. Tijuana m'a épuisée, et en même temps, m'a apporté tellement. Maintenant, je dois commencer à travailler mon rapport, et surtout, à réfléchir à comment je peux partager toutes mes découvertes, tout ce que je crois avoir compris, avec les gens d'ici, avec vous. C'est un long travail d'organisation, de réflexion, de retouches, d'écriture, de rétrospection qui m'attend, et je m'y mets avec joie. J'espère pouvoir en tirer le meilleur, et pouvoir le partager avec vous - sinon, à quoi servirait ce voyage ?

jeudi 5 août 2010

Quand on ne sait pas danser...


Tres belles images de mon ami Julio Blanco !
Mon carnet de croquis est terminé, mon carnet de route n´a plus de pages, mon sac est bien range avec les chaussettes triées par ordre de saleté, j´ai fait mes adieux. Je passe mes derniers petits moments a la Casa YMCA, en essayant de savourer. La fatigue, toute cette accumulation, commencent a se faire sentir et mes doses d´energie, d´audace, d´ouverture, frolent dangereusement le zero. Demain, je passe la frontiere, pour dormir chez un Couchsurfer de San Diego qui habite pres de l´aeroport. Ca sent la fin.
Mais avant, j´ai rendez-vous avec Julio pour que nous passions la matinee ensemble. Je ne sais pas bien ce que nous allons faire, surement nous balader lui avec son appareil et moi avec mon carnet. Tout de meme, j´aimerais bien retourner au canal, qui m´a laissé une sacrée impression d´inachevé.

dimanche 1 août 2010

Le bout de la route

Aujourd'hui, je suis allee a l'Instituto Madre Asunta qui accueille des femmes migrantes avec leurs enfants. Uriel avait tout arrange comme un chef, prevenant de mon arrivee a 4 heures, et demandant a Don Berna de m'emmener. Bon, il faut preciser que prevoir quoi que ce soit qui implique Don Berna de pres ou de loin, c'est s'exposer a voir ses plans voler en eclats car il attire toute la poisse du monde sur sa petite personne -mais toujours avec le sourire.
Nous sommes donc arrives a six heures, apres avoir cherche la maison de Dona Mary pour lui apporter son dejeuner, puis avoir amene les deux jeunes de la Casa jusqu'au DIF, sans penser a apporter leurs valises. Bref.
J'arrive derriere la grille de l'Institut. Accueil de porte de prison, pas un sourire - "je suis de la Casa YMCA" "et alors ?". Personne n'est au courant de mon arrivee, la Madre que j'avais rencontree lors de ma derniere visite ne me reconnait pas, mais finit par me laisser avec un groupe de femmes qui tricotent des echarpes absolument hideuses. C'est une discussion tres, tres laborieuse. Les femmes sont mefiantes, et en etre une ne semble pas m'aider du tout. Nous n'avons pas les memes conditions de vie, pas les memes defis, pas les memes barrieres a surmonter. Leurs recits ne sont pas spontanes, je crois qu'elles veulent se debarrasser de moi. Elles repondent a mes questions le plus rapidement possible, ou bien debitent une litanie qu'elles semblent avoir repete cent fois, avec un regard condescendant qui en dit long, sur combien c'est triste d'etre ici quand leurs enfants sont de l'autre cote. Envie de fondre en larmes sous le figuier, tellement je me sens en dessous de tout et incapable de les comprendre, d'avoir une relation humaine avec elles. C'est comme si nous n'etions pas de la meme planete, et c'est la premiere fois que cela m'arrive. C'est ce que j'apprehendais le plus dans ce voyage, cette separation, cette incompatibilite, et la voila, la ou je m'attendais le moins a la trouver.
Une discussion authentique tout de meme, Ana, cette femme originaire du DF qui a renonce a son ambition de passer de l'autre cote. Ana a une fille de vingt ans qui est malade, prise de convulsions. Elle a besoin d'argent pour payer son traitement et pour faire un examen complet du probleme. Alors elle esperait passer, mais elle n'a personne pour l'aider de l'autre cote, et elle est trop agee pour entreprendre la traversee par le desert, voila pourquoi, sur les conseils de tous ceux qu'elle a rencontres a Tijuana, elle a decide de renoncer et de reunir un peu d'argent, emprunter encore une fois, pour retourner aupres de sa fille.
Je sors un peu comme une voleuse, voleuse d'histoires et de portraits, fichue en l'air. On ferme la grille derriere moi. Les enfants font la course, l'un en trottinette, l'autre en fauteuil roulant. Dans la rue, il fait frais, le soleil se couche, et on est tellement mieux. A quelques metres, c'est le foyer pour hommes migrants, ils s'entassent devant la porte pour rentrer diner. Derriere eux, au bout de la rue, il n'y a rien, un vieux terrain vague et quelques arbres, une impasse. Moi, je pars par l'autre cote, en me disant que j'en ai peut etre assez vu comme ca. Mal au coeur.
Nous nous arretons sur la route, avec Don Berna, pour acheter des tamales. Le vendeur me fait un clin d'oeil tres appuye a chaque fois qu'il croise mon regard, et ne semble pas se decourager de mon air blase.
Julio m'invite a un concert ce soir - Pepe Mogt, musicien de Nortec, voila qui est prometteur. Pour ceux qui ne connaissent pas encore Nortec, ca se passe sur le petit lecteur de la colonne de droite ! Un melange detonant de musique Nortena et d'electronique, qui, je crois, donne une petite idee de l'ambiance de Tijuana. Ici, ca ne rigole pas avec l'accordeon, ni avec les mariachis.