samedi 8 janvier 2011

Les beaux souvenirs


Photo de Julio Blanco http://julioblancoartevisual.blogspot.com
Lors d'une visite aux habitants du canal

lundi 13 septembre 2010

Vendredi 6 août

Ce jour, ça fait un bout de temps que j'y pense. Synonyme de retour, d'accomplissement, de départ aussi. Mélange confus de joie et de tristesse.
Je suis partie tôt avec rien dans le ventre, Tomas, le colocataire de Chip, m'a accompagnée à l'aéroport. Dormi deux heures, incapable de fermer les yeux, pliée en douze dans le canapé mou comme un gâteau à la crème. Depuis, je suis comme un zombie. Rien dans la tête, rien dans les pattes, au radar.
Je suis à Los Angeles, et j'observe avec dégout le spectacle de ces quatre adolescents français qui doivent avoir mon âge, bronzés, vautrés sur les fauteuils et d'une négligence vestimentaire très cultivée, Ray-Bans et mèches copiées-collées, enchainant les vacuités entrecoupées de « ouais, grave, tsé. » Chacun ici se conduit, ou plutôt ne se conduit pas, avec un égoïsme fini, comme cette Californienne qui passe coup de fil sur coup de fil à tous ses amis, comme ces gens qui font déjà la queue pour monter dans l'avion avant tout le monde, et chacun pue la prétention, avec son chapeau savamment incliné, ses petits jeux pour l'avion, ses sacs assortis, ses magazines people. Tijuana va vraiment me manquer.
Maintenant, c'est un nouveau grand défi qui s'offre à moi : trouver comment partager toutes mes découvertes. Parce que si je ne partage pas ce que j'ai appris, à quoi servira ce voyage ? J'ai la conviction que, si je ne peux pas trouver seule des pistes pour traiter le problème de la frontière, ce que j'ai appris nous sera tout de même utile. Ne serait-ce que pour prendre exemple sur ces héros qui vivent de l'autre côté de la ligne Nord-Sud, nous remettre en question, peut-être prendre la décision de vivre plus modestement. Je crois que l'une des choses les plus importantes que j'ai apprises à Tijuana, c'est d'abord le sens de l'hospitalité, mais aussi à être attentive aux autres. C'est quelque chose dont la société française, par exemple, me semble avoir besoin. Je ne peux surement pas changer le monde seule, mais je peux décider, pour commencer, de changer mon entourage.
J'aimerais pour terminer remercier de tout mon cœur tous ceux qui travaillent et ont travaillé à l'élaboration de Zellidja. Tous vos effort nous permettent de cultiver en nous, et de ramener avec nous, ce qui est le plus précieux. Et surtout, vous nous offrez de le partager.

dimanche 12 septembre 2010

Jeudi 5 août

Je me lève tôt, prépare le petit déjeuner pour tout le monde - oeufs et frijoles - , fais mes adieux à Don Berna et Doña Hilda, leur offre à chacun une petite peinture de la Casa, dis au revoir à Brenda, empoigne mon sac à dos et rejoins Julio qui est venu me chercher. On s'arrête manger une quesadilla – juste pour goûter. Curieusement, quitter la Casa n'est pas si triste, peut-être parce que j'ai la perspective de passer une chouette journée avec Julio, et que je suis sure d'y revenir un jour. Nous retournons joyeusement au canal, au son de Should I stay or should I go, de Clash. C'est tellement en contexte.
Nous traversons de nouveau la trois-voies, en sortons encore miraculeusement indemnes. Chiquita, la petite chienne-serpillère, aboie et remue la queue en nous voyant arriver : elle nous a reconnus. Les compagnons qui vivent ici ont trouvé un collier de femme en plastique blanc et argenté, et lui ont mis autour du cou. Pas peu fière, la Chiquita. Le petit chat est là aussi, et vient se vautrer entre mes jambes, fidèle aux habitudes, là où il y a de l'ombre.
Santos est content de nous revoir, et pour moi aussi c'est un grand plaisir de pouvoir revenir prendre de ses nouvelles. Il n'y a plus de travail pour lui dans le restaurant où il faisait la plonge, alors il va partir à Valle de Guadalupe pour voir si on a besoin de bras pour les vendanges. Un nouvel arrivant va l'accompagner, il dit qu'il est un ancien pratiquant de la lucha libre, son nom de scène, c'est Dragon Rojo.
Je vais un peu plus loin pour faire un dessin du canal. La lumière est splendide, elle donne une magnifique ambiance de fraicheur et de propreté en faisant jouer les reflets bleus de l'eau stagnante. Quand je le montre à Julio, ses yeux brillent et il me dit : « me gusta mucho », tout doucement, avec un sourire ému. Le luchador me fait un dessin au stylo bic sur un bout de carton : deux palmiers, une rose géante, une croix qui rayonne, des oiseaux. Nous prenons congé. C'était tellement bon de retourner au canal. Exactement ce dont j'avais besoin.
Et puis il est temps de partir. Julio m'accompagne jusqu'à la frontière. Enorme abrazo. Me voilà seule.
Passeport en main, complètement perdue, je marche vers les États-Unis. Je quitte Tijuana, ses migrants, passeport en règle à la main. Traitresse.
Le douanier examine mon passeport et commence à me parler de son expérience dans l'armée française, d'un air guilleret. Il ne sait pas ce que ça signifie pour moi, de passer la frontière. Je suis en miettes.
Me voilà de l'autre côté. Tout ce qui suit est insignifiant. Le tramway rouge qui m'éloigne de Tijuana, l'anglais qui s'impose petit à petit, la propreté aussi, quel ennui, et personne pour croiser mon regard ou répondre à mes sourires, et le chauffeur de bus qui se fiche royalement de savoir que je n'ai pas de monnaie pour acheter mon ticket et qui m'envoie balader en mâchant ses mots. Arriver en retard chez Chip, le couchsurfeur qui doit m'héberger, et ne pas m'entendre spécialement bien avec lui. Réaliser que les conversations du type : « où as-tu vécu, où es-tu allé et qu'est-ce que tu écoutes comme musique » ne m'intéressent plus.
J'ai avec Chip une courte conversation qui me fout en l'air. Chip qui dit que l'on a fait beaucoup trop de cas de la loi sur l'immigration clandestine en Arizona, qui ne voit pas pourquoi des Mexicains pourraient venir vivre aux Etats-Unis si lui ne peut pas aller vivre où il veut, qui râle parce que les Mexicains essaient de passer pour gagner plus d'argent, et qui ajoute que de toute façon, aucun pays ne peut complètement ouvrir ses portes, et qu'il serait temps que les candidats à l'immigration réalisent cela.
Malheureusement, si c'est ce qu'il attendait de moi, je n'ai pas trouvé de solution toute prête – micro-ondable au problème de l'immigration clandestine. Mais un peu de respect pour ceux qui prennent ces énormes risques ne serait pas de trop, surtout de la part de celui qui a une maison à trois étages et un home cinéma du bon côté de la frontière. Je crois qu'il va me falloir préparer de solides argumentaires illustrés pour défendre ça, là-bas en France.

samedi 11 septembre 2010

Mercredi 4 aout

Ça sent la fin. Je passe la matinée à écrire les jours de retard dans mon carnet de route (histoire d'avoir enfin la conscience en paix), et à faire mon sac. Ce qui me prend des plombes, vu que j'ai éparpillé l'intégralité de son contenu dans la chambre. Je planque mes tamarindos tout au fond, en espérant que les douaniers ne fouillent pas. Je trie mes chaussettes, des plus sales au moins sales, un peu honteuse mais avec trois paires, ça devait arriver. Je cale mes livres tant bien que mal. Je repartirai avec Cent ans de solitude et un dictionnaire de l'espagnol familier offert par Lynn.
Je fais mes adieux à Cathie, Lynn, lui, fait la sieste et je n'ose pas le réveiller. C'était une chance de pendue de pouvoir les rencontrer. Lynn et Cathie ont pris part aux grandes causes de leur époque, en soutenant les Sandinistes, en dénonçant les crimes commis par Reagan et son gouvernement. Ce n'est pas tous les jours que l'on rencontre d'anciens communistes étasuniens, dans un pays où seul le mot semble tabou. Ils ont soutenu les Zapatistes au début du mouvement, en apportant clandestinement des médicaments aux villages isolés. Le tout avec beaucoup de détachement, comme il se doit, sans prendre la politique très au sérieux.
Dans le bus, je revois le joueur de jarana à qui j'avais parlé hier. Il joue divinement, tâchant de couvrir le bruit assourdissant du bus. Gabriel me parle de son groupe de musiciens de Veracruz et de leurs projets, et je crois que je pourrais les mettre en contact avec quelques personnes qui seraient intéressantes pour lui. C'est fou de se dire que moi, l'étrangère, je peux maintenant filer des tuyaux aux habitants.
Quand j'arrive à la Casa, il y a foule. Un, deux, trois...Six garçons taciturnes ! Je me surprends à ne pas trouver la force de leur parler. Il faut dire que chaque tentative se solde par un soupir ou un haussement d'épaules, car je ne comprends pas un mot de ce qu'ils racontent. Ce doit être l'accent de Veracruz mélangé à l'accent rural mélangé à l'accent jeune qui donnent une pâte verbale inarticulée qui ressemble plus à du tchèque sans les consonnes qu'à une langue connue. Alors, je hoche la tête en faisant : hmm hmm, et en espérant qu'ils n'aient pas posé une question.

vendredi 10 septembre 2010

Mardi 3 août

Arturo arrive, je lui offre un pan dulce, et m'attends à ce qu'on aille tout de suite à la Casa de los Pobres. Ah, oui, la Casa de los Pobres, se souvient-il. J'ai une mauvaise nouvelles, ils sont en vacances. Il n'aurait quand même pas l'intention de m'infliger un rendez-vous galant ? Quand je lui demande s'il n'existe pas une institution similaire dans le coin, il me parle de la Casa Padre Chavo, qui selon lui est fermée aujourd'hui. Je lui propose d'aller tout de même à la Casa de los Pobres, juste pour voir à quoi ça ressemble. Gêné, Arturo. On grimpe la colline jusque là-bas, et ils sont effectivement en « vacances » - il s'agit plutôt d'un nettoyage de fond en comble. Je rencontre une Mère et une Sœur qui travaillent ici. Discussion complètement impromptue, elles m'expliquent le fonctionnement de la Casa qui propose un repas par jour à tous ceux qui viennent le demander. La Casa offre aussi une assistance médicale et spirituelle, des cours de catéchisme, une aide sociale, juridique et administrative, des vêtements, des meubles, des bourses d'études pour les enfants de la primaire à la prépa. Puis, la Sœur me fait visiter les locaux. Tout est très bien organisé, lumineux, authentique, accueillant. Selon elle, l'avoine que servent les cuisinières est la meilleure du monde, et elle est célèbre à Tijuana. Ce que me confirme Arturo un peu plus tard.
C'est beau de voir qu'il y a des gens assez courageux pour dédier leur vie à aider ceux qui en ont besoin. La Sœur est d'une humilité déconcertante, d'une sobriété et d'une gaieté exemplaires. Lorsque je la félicite pour son travail, elle me dit que tout ceci n'est que l'œuvre de Dieu.
Je prends congé en me disant que j'adorerais être volontaire ici, et rejoins Arturo. Nous allons nous balader dans le centre de la ville. Il m'emmène dans un coin un peu craignos de Tijuana, lieu privilégié pour les touristes qui viennent chercher ici un peu de plaisir et de consolation, soit dans des night-clubs, soit auprès des filles et de leurs talons vertigineux en plastique transparent. Ce serait tellement génial de parler avec l'une d'entre-elles, mais je n'ai pas le cran d'engager la conversation. Les macs ne doivent pas être bien loin, et puis après tout, elles sont en train de travailler.
Je ne sais plus très bien ce que nous faisons ici, et à mesure que nous nous enfonçons dans le quartier rouge, Arturo commence à montrer un vif intérêt, à me dire qu'il aimerait bien avoir mon carnet de croquis en souvenir (ben voyons), puis il me regarde et me dit qu'il va me voler, qu'il va me garder pour ne pas que je parte. Cauchemar. Demi-tour. Je ris jaune, tâche de répondre avec un peu de détachement, mais ce genre de petites plaisanteries ne me fait vraiment pas rire. Il me raccompagne jusqu'à mon bus, et lorsque nous attendons de traverser, il me dit qu'il y a quelque chose qu'il aimerait savoir, tu sais ce que c'est ? Non, je réponds, catégoriquement, en regardant ailleurs. « Comment embrasse une Française. » Au secours, sortez-moi de là. Je lui réponds tant bien que mal que ce n'est pas vraiment le genre de relations qui m'intéresse. Ça commence à bien se faire, tous ces types qui se font des idées, ils m'épuisent.
Dans la soirée, j'ai une longue discussion avec Cathie. C'est un tel plaisir de parler avec elle, elle a tellement d'anecdotes hilarantes, comme le jour où ils étaient avec un groupe d'activistes pour aller visiter les locaux de la Border Patrol, et où Lynn n'a pas pu rentrer pour une raison encore inconnue. Alors, il les a nargués toute l'après midi; « a-ha, juste moi ! Juste moi ! », fier comme un bar-tabac. Ou encore cette manifestation à laquelle participait un groupe d'anarchistes, qui, conformément à leurs principes, refusaient de suivre le mouvement et zigzaguaient de droite à gauche.

jeudi 9 septembre 2010

Lundi 2 août

Lynn et Cathie, qui sont en contact avec pas mal de communautés indigènes, me proposent de les accompagner à un temascal, ou sweat lodge en anglais. Il s'agit de cette cérémonie de purification où tout le monde s'assoit sous un temascal, sorte de tente avec une armature de bois en hémisphère sur laquelle on dispose des couvertures. Au centre du temascal, il y a un trou dans lequel on dépose des abuelitas, qui sont des pierres volcaniques chauffées, dégageant une forte chaleur. Le guide de la cérémonie ferme alors la porte, et verse de l'eau avec de la sauge et des baies fraiches sur les pierres. Le but est de transpirer, pour se purifier le corps et l'esprit. Je dis à Lynn que je doute de mes capacités à supporter une telle chaleur, mais il me rassure : il n'y a généralement pas de problème avec les gens en bonne santé, et ce sera surement ma seule chance de prendre part à un temascal. Bon, alors c'est parti !
Le temascal a lieu dans un canyon près de l'océan et de Rosarito, en pleine nature, au pied d'un grand arbre et au milieu des cactus. Le paysage est magnifique et je resterais bien ici à l'admirer au lieu de rentrer dans le temascal, finalement. Je me rends vite compte que sur la petite dizaine que nous sommes, seulement deux sont de descendance indigène : Sergio, dont le père était quechua et la mère mapuche, et Francisco, qui est le dernier de sa tribu. Le reste de l'assemblée me fait l'effet d'une bande de fanatiques bobos venus se ressourcer à la mode indigène. Préparer le temascal prend une éternité. Les femmes doivent porter une jupe – grande concession pour moi – et ne peuvent prendre part à la cérémonie si elles ont leurs règles. Je passe sur la préparation, le chauffage des abuelitas, les offrandes de fruits venus du Calimax, la préparation des eaux avec de la sauge et des baies, le « cordon ombilical » qui relie le feu au temascal et qu'il ne faut pas traverser, ce que s'empresse de faire la femme de Sergio. Nous rentrons.
Il fait noir à l'intérieur. Je prends place tout au fond, face à la porte. Sergio, qui va guider la cérémonie, nous régale d'anecdotes sur sa famille quechua en guise d'introduction. Puis, on apporte les abuelitas, rouges et grésillantes, et nous chantons, jouons du tambour et des maracas pour leur souhaiter la bienvenue. Francisco est à-côté de moi et chante magnifiquement dans sa langue. « Bienvenida, bienvenida, abuelita de la antigüedad, bienvenida, bienvenida, mensajera del amor... » Il fait déjà très chaud sous cette coupole imperméable. On ferme. Il fait noir comme dans un four, c'est le cas de le dire. Angoissant. Pas une seule source de lumière, si ce n'est les abuelitas qui rougeoient en attendant l'eau. Sergio verse les medicinas. Fshhhhhh. Bouffées de vapeur brûlante qui t'attaquent le visage; t'imprègnent de sauge, t'envahissent dès que tu tentes de respirer. Je me calme tant bien que mal, respire à travers mon brin de sauge. « Permiso para cantar », demande Francisco, et il chante divinement, dans le noir, dans la vapeur et la promiscuité. Je suis déjà plus que trempée, pleine de sueur et d'eau. Aucune idée de combien de degrés il doit faire là-dedans. Ça me fait l'effet de Mexicali dans un temascal, mais plus humide et encore plus chaud – interminable. Sergio rajoute de l'eau. Un calvaire. Finalement, il crie : « puerta ! » Ouf. De l'air frais.
S'ensuivent trois autres portes, tout aussi cauchemardesques, où l'on rajoute cinq abuelitas à chaque fois, et un seau d'eau. Je ne vois pas comment on est censé pouvoir méditer dans une telle fournaise. Mon cerveau est vide comme une vieille éponge, on doit confondre ici méditation et délire. Je me fais violence pour supporter les quatre portes. Et enfin : Puerta ! L'air froid, essuyer la couche d'herbes, de condensation et de sueur qui recouvre la peau et trempe les vêtements. Se reposer. S'approcher doucement de la porte. Dehors, ça caille. Je sors, et le mal de tête m'assomme comme un coup de matraque dans la nuque. Ça cogne, ça palpite, j'ai mal. Sergio me dit que j'étais dans l'endroit le plus chaud du temascal, celui réservé aux guerriers – j'aurais bien aimé être prévenue. Il m'offre deux plumes de faucon, « for protection ». Le mal de tête résiste à l'eau et à l'ibuprofène, et il me poursuivra un bon moment. Plus jamais ça.
Avec tout le respect que je dois à toutes les populations indigènes, j'ai du mal à prendre au sérieux une religion qui dit qu'il faut aimer et respecter les animaux, les plantes et les pierres. Mon problème, avec toutes les religions en somme, c'est que l'adoration me gêne vraiment. Mais bon. Je garde les plumes quand même.

mercredi 8 septembre 2010

Dimanche 1er août

Aujourd'hui, j'ai cours de tortillas avec Doña Hilda. Elle m'apprend à faire la pâte avec de la farine, un kilo, de la graisse fondue, de la levure, et laisser bien reposer, pour que la pâte ait la consistance voulue, « comme du chewing-gum », ajoute Don Berna qui passe par là, mais Doña Hilda le fait taire. Puis, étaler au rouleau, pour qu'elles soient bien fines et légères, et Doña Hilda fait courir les tortillas entre ses mains avec beaucoup d'art. Les miennes collent à la table, sont pleines de trous, et se déchirent quand je les soulève pour les faire cuire. Doña Hilda me conseille, et je me console en voyant qu'avec un peu de fromage, ça fait des quesadillas délicieuses.
L'après-midi, je dois rejoindre Mago chez Tonia pour l'interviewer. La maison de Tonia est située à une bonne heure de bus du centre. Je peux voir toutes les colonias de l'est de la ville, y compris Chilpancingo, l'une des plus pauvres, faite de maisons en carton et en contreplaqué. Les maquilas aux alentours déversent sans vergogne leurs saloperies chimiques dans le Rio Tijuana qui traverse la colonia, empoisonnant les ouvriers et leurs familles. On dirait qu'il y a un incendie dans le quartier, et une quinzaine de voitures de la police surgissent, sirènes hurlantes, en direction de la fumée noire.
[...]
J'accompagne Tonia qui va promener ses chiens jusqu'à cette espèce de terrain vague entouré de routes. Sous les lignes à haute tension qui gresillent furieusement, elle me parle de sa vie, de ses difficultés financières, car son mari n'a pas trouvé de travail depuis qu'il a été renvoyé par la maquiladora qui l'employait. Le ciel, encore une fois, a décidé d'être beau ce soir et porte ses plus belles parures de nuages, les plus petits, les plus blancs, les plus délicats, et le soleil illumine les montagnes et les maisons d'une lumière orange brûlante. Tout à coup, une sorte d'étoile filante bleu électrique traverse l'air et se dissout à mi-chemin – nous ne saurons pas ce que c'est. Peut-être une petite fantaisie du ciel pour ajouter au sublime, ou bien un nouveau phénomène louche venus des maquiladoras, qui sait.