jeudi 2 septembre 2010

Lundi 26 juillet

Je me lève tôt, une fois n'est pas coutume, pour aller dans le centre de Tijuana, passer la matinée à dessiner, jusqu'à trois heures où j'ai rendez-vous avec Julio pour aller au canal. Je descends du bus, quand un type me suit et commence à me parler en anglais. Il m'a vue retoucher mes dessins dans le bus et voudrait en savoir plus. Carlos – mucho gusto – serrage de pince. Alors onse balade un peu ensemble, on passe une bonne demie-heure à la recherche du Pasaje Rodriguez, une sorte de congrégation de galeries. Tout est fermé, sauf une sorte de bazar non-identifié dédié à un chanteur folklorique des années soixante dix, rien compris.
Carlos est surexcité à l'idée d'avoir rencontré une Française à Tijuana, lui qui meurt d'envie d'apprendre le français. « J'ai trouvé une prof ! », jubile-t-il. On s'arrête devant une petite boleria que je dessine. Et là, évidemment, commence la traditionnelle parade nuptiale! Je connais la stratégie par cœur, maintenant. Ça commence par les yeux, et puis c'est les cheveux - « Tchébéoux très yoli », baragouine-t-il avant de le dire en espagnol face à mon air de carpe à qui on parlerait en tchèque. Et allez, que je me rapproche pour mieux voir comment tu peins, et que je tiens ta feuille pour qu'elle ne s'envole pas... Arghhh. J'abrège, et nous partons manger un petit truc. Carlos fait des efforts considérables pour bafouiller quelques mots de français. Pendant ce temps, au Père-Lachaise, tous les grands noms de la littérature française sont pris de convulsions et font des saltos dans leurs cercueils.
Je retrouve Mary entre Constitucion et Calle Tercera, et on s'entasse dans le pick-up de Julio, direction le canal. C'est là que vivent beaucoup de ceux qui attendent de passer la frontière, ou qui ont été rapatriés des États-Unis. Nous traversons en courant la route qui longe le canal, j'ai presque envie de faire des signes de croix pour sortir vivante de cette trois-voies. Le canal est encadré par ces routes qui emprisonnent les migrants entre deux fleuves de voitures lancées à toute berzingue. Julio nous fait signe d'attendre un moment, il descend jusqu'à l'un des abris situés dans les parois de béton du canal. C'est bon. On enjambe la barrière, et nous descendons la paroi escarpée.
Nous rencontrons un homme qui nous tend une main encrassée, sourire engageant, perdu dans une parka Nike en polyester beaucoup trop grande pour lui, coupe de cheveux impeccable. Santos, s'appelle-t-il. Il est d'une politesse rare, et d'une curiosité impressionnante. Il me décrit son Veracruz natal, je lui décris la Provence. Et lorsque je lui montre mon carnet de dessins, il s'illumine. Il ne sait pas dessiner, dit-il, mais il sait écrire, et au Mexique ce n'est pas rien. Mais il n'a pas de livres ici. Il lit quelquefois des publicités ou des brochures pour s'entrainer. Je lui demande s'il veut bien que je le dessine, et on dirait que je lui fais un cadeau inestimable. Ravis tous les deux, on s'assoit là où il y a le moins de crasse. Santos ne tient pas en place, c'est un bon exercice pour moi. Il ne pose pas, reste là en plein soleil à plisser les yeux, gigote, regarde le jeu du pinceau sur la feuille, discute avec Julio. Anxieuse, je lui monte le résultat, pas très satisfaite. Et il se reconnaît, trop content Santos, il me gratifie de son plus beau sourire.
Un homme sort de l'abri en rampant sous la porte coulissante, nous ignore, soupire, empoigne une peluche Titi qui doit avoir passé dix ans à tremper dans ce jus d'ordures, la jette sans ménagement et s'assoit dessus. Les yeux dans le vague, il coupe une mangue, l'avale, jette la peau et le noyau sur le tas de déchets qui jonche le devant de l'abri. Taciturne.
Il s'appelle Vincente, vient des États-Unis où il a toute sa famille, cela fait plusieurs années qu'il ne les a pas vus et il n'est plus en contact avec eux. Je lui demande s'il a des enfants, et ça a l'air d'être la corde sensible. Il me raconte avec la gorge nouée qu'il a un fils de dix-neuf ans. « Je ne veux pas les appeler. Je ne veux plus les déranger. » Vincente a été en prison, je ne saurai pas pourquoi. « Si les flics m'attrapent, j'en aurai pour perpète », dit-il. J'aimerais en savoir plus sur son expérience de la prison aux États-Unis, alors je lui traduis laborieusement ce que Mary vient de dire, sur la façon dont la construction d'une prison réjouissait les communautés étasuniennes car c'est un synonyme de développement économique. Tout le monde se tait. Et je me souviens qu'il parle surement anglais, alors je me sens en-dessous de tout. La conversation s'épuise. Nous prenons congé avant que leurs compagnons n'arrivent. Santos me fait écrire nos trois prénoms sur un morceau de papier, pour qu'il s'en rappelle.
Julio nous ramène à la Casa. Il y a là un jeune garçon extraordinaire, souriant comme tout, avec deux boucles d'oreille, qui compte quitter la Casa ce soir pour partir en stop jusqu'à Chihuahua. Ben voyons. Je lui explique que ce n'est pas une idée brillante, et il hoche la tête en souriant de toutes ses dents, l'air de dire cause toujours. Et puis il sort un classeur dans lequel il range toutes sortes de choses, clopes, photos érotiques, une photo de son épouse, et... ses poèmes. Il écrit sur le temps, quelque chose d'à la fois banal et inaccessible, incompréhensible, et on a envie de le secouer en lui demandant, mais qui est tu, et qu'est-ce que tu fabriques ici ?
J'ai une drôle d'impression. Je crois que je commence à perdre la notion de la valeur d'une vie. Comme si je relativisais, et qu'à chaque personne que je laisse dans la situation la plus insoutenable, je me disais que ce n'est qu'un homme sur six milliards. Je ne veux pas perdre mon humanité. C'est ce que j'ai de plus précieux.

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