mercredi 25 août 2010

Mercredi 14 juillet

Uriel m'a proposé hier d'aller faire un tour du côté de la frontière, avec David, un Australien qui travaille pour une ONG sur la détention des mineurs migrants. David ne parle pas espagnol, mais je suis impressionnée de voir à quel point il s'en sort bien pour discuter avec les gens. La plupart de ceux que nous rencontrons en route parlent un bon anglais et il réussit à faire disparaître toute forme d'hostilité de leur part. (de mon côté, je persiste à me démener avec l'espagnol). On part pour la frontière, en voiture. Uriel est un guide incroyable. Nous commençons par nous arrêter près de l'aéroport, dans la zone d'Otay. C'est ici que se trouvent une bonne partie des maquiladoras du pays (Tijuana est la deuxième maquilapolis derrière Ciudad Juarez.)D'ici, en haut de la colline, on a une vue superbe sur la ville. Un jeune chien pouilleux et boiteux s'installe pour figurer sur mon dessin.
Nous continuons jusqu'à la partie de la frontière qui longe la route pour l'aéroport. Les plaques de rouille de la guerre du Golfe sont peintes de messages : « Cuantos », « Eleven years and still counting »... Et puis il y a ces croix, de grandes croix blanches faites de deux bouts de bois peints qui portent les noms, les États d'origine et l'âge de ceux qui sont morts en cherchant à passer de l'autre côté ; soit à cause des conditions de traversée du désert ou de l'océan, ou bien à cause des animaux sauvages, ou encore abandonnés par leurs coyotes, voire, et c'est terrible, victimes de la cruauté de certains agents de la migra qui n'hésitent pas à les frapper à mort, en toute impunité.
J'ai beau avoir vu des photos de ces croix, ça me touche énormément de voir cette sorte de mémorial sauvage. Beaucoup portent la mention « no identificado » (non-identifié/e). Beaucoup viennent du Michoacan, du Guerrero, d'Oaxaca. Beaucoup encore sont très jeunes, moins de trente ans, moins de vingt ans. Je me croyais préparée à ça, mais je me décompose. Je dessine la frontière, ses croix qui se succèdent sur des kilomètres, je note des noms, je m'éloigne, carnet à la main, et plus je marche, et plus je lis, et plus je copie, plus j'ai envie de pleurer, de fondre en larmes ici, à ce point crucial du planisphère, et pleurer pour tous ces morts qui espéraient seulement vivre décemment, mais une vie de sanglots ne suffirait pas à honorer tous ces gens, ils sont beaucoup trop nombreux. Alors je ravale mes larmes, je me contiens difficilement, et je retiens tous ces coups de poings que je voudrais donner dans cette saloperie de ligne de rouille, et je fais demi-tour, je rejoins Uriel et David en maudissant tous ceux qui participent à l'élaboration de cette plaie béante qui déchire les peuples.
On repart, les croix défilent, des centaines, des milliers, une infinité de croix immaculées posées de travers, et il y en a tellement, que beaucoup portent plusieurs noms superposés, et je suis certaine qu'il n'y a pas ici un dixième des morts de la frontière. Les croix se succèdent de plus en plus rapidement, je me force à regarder jusqu'au bout. Quelle horreur.
Nous arrivons dans la Zona Norte, qui est le quartier rouge de la ville, là où se concentrent prostitution, tourisme sexuel, bars et strip-clubs, dealers. On ne descend pas de la voiture. Je suppose que même en plein jour, ce n'est pas une idée brillante que de balader une blonde aux yeux bleus dans ce coin. Les filles sont alignées le long des murs, à quelques mètres d'intervalle, rivalisant, à qui aura la jupe la plus courte et les talons les plus hauts pour attirer les clients. Certaines ont l'air extrêmement jeunes. Certaines ont l'air malades et le sont surement. La police est omniprésente. Je demande à Uriel si la prostitution est légale dans ce quartier, il me répond que non. Des flics longent les rangées de jeunes filles, et regardent ailleurs.

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